Sarah est une jeune femme peu habituée aux relations sociales. Par manque d’expérience, elle a du mal à se faire une idée des personnes qu’elle rencontre, de leur fond, de leurs intentions. Elle est également extrêmement maladroite dans son rapport aux autres, oublie de ménager les susceptibilités, ne fait pas les remarques les plus fines aux moments les mieux choisis. Elle est plutôt nature, « brut de décoffrage ». Mais ce genre de détail semble bien futile dans ce nouveau monde.

Elle n’est pas non plus du genre à s’offenser d’une remarque blessante. Malgré l’horreur ambiante, elle garde un moral d’acier, en ayant appris plus sur le monde en cinq mois qu’en vingt-quatre ans de vie. D’un certain côté, elle se sent plus vivante qu’avant l’épidémie, peut-être parce que la Vie ne tient plus qu’à un fil. C’est comme si elle n’avait été que l’ombre d’elle-même et qu’elle se découvrait enfin une raison de vivre, un but, encré en chacun d’entre nous, primitif : la survie.

Habituée des cauchemars constitués de chairs sanguinolentes, elle a pris l’habitude de ne plus fermer l’œil de la nuit et se contente de quelques heures de sommeil dans la journée, ce qui lui permet d’avoir l’esprit plus tranquille (autant que possible).

Sarah a une pure phobie de la solitude. Elle est tout bonnement devenue incapable de rester seule sans risquer la crise d’angoisse. Elle cherchera toujours à être entourée ou être au moins en compagnie d’une personne. De préférence, quelqu’un qui saura se défendre, et elle avec par la même occasion.
Il faut dire que Sarah n’est pas une violente. Elle n’est pas partisane du corps à corps et préférera contourner les obstacles, mieux encore, ne pas avoir à les rencontrer. Elle est d’ailleurs aussi rusée qu’un renard pour ce qui est de filer à l’anglaise. Elle sait détecter un lieu dangereux et anticiper ce qui peut/va arriver. C’est son gros point fort, l’atout qu’elle fait valoir afin de se faire accepter par un groupe. Loyale, elle ne laissera jamais un allié se débrouiller seul, quitte à affronter ses pires démons et devoir mettre la main à la pâte.

En cinq mois, il a été peu fréquent qu’elle se trouve à portée de main d’un rôdeur et lorsque ce fut le cas, sa tactique fut de déserter les lieux, ou de s’arranger pour le tenir hors de portée et lui asséner le coup fatal. Sarah, dans ces moments, est toujours partagée entre l’horreur de la vision de mort et l’adrénaline. Il est cependant censé de croire que la jeune femme va augmenter ses capacités face aux rôdeurs, avec le temps et au fil de ses fréquentations.

Sarah avait une vie « normale », n’avait jamais connu de drame. Sa famille était de classe moyenne, dans une maison de taille moyenne, avec des relations moyennes. En gros, ils se situaient dans la moyenne, banal. Ennuyeux. La seule note un peu pimentée est que Sarah devait gérer une petite sœur diabolique. Pas du genre mignon non, du genre qui aime faire mal.
Cette méchanceté innée chez Eva avait poussé Sarah à se retrancher dans sa chambre et à pester sur son blog. Avec les années, ses idées s’étaient étoffées, ses mots, ses écrits étaient plus fluides, plus interpellant, plus fracassant. C’est avec cette facilité de rédaction et sa position bien arrêtée sur la bêtise humaine et ses répliques cinglantes, son ironie parfaitement maîtrisée, que Sarah s’était fait connaître dans l’univers des blogueurs.
Le trafic, qui représentait des milliers de visiteurs par semaine, lui permis de servir de support pour des publicités diverses et, vivant toujours chez ses parents, Sarah pouvait se satisfaire du salaire correcte que cela représentait par mois. Elle avait alors pris un peu la grosse tête, enhardie par son succès, mais tout cela n’était que virtuel.

Elle sortait très peu, avait fréquenté quelques hommes (rencontrés sur internet principalement) mais qu’elle considérait toujours comme des gros défauts ambulants. Elle-même les exaspérait par son détachement total dans le couple. Résultat, ses relations ne duraient pas plus de quelques semaines. Elle finirait sans doute vieille fille.

De façon générale, elle aimait la solitude, sa tranquillité, condamnait la vie passive et sans intérêt de sa famille, dont la sienne, pointait du doigt la triste mentalité de tout à chacun. Bref, elle n’aimait pas son prochain, ne pensait avoir besoin de personne et dépérissait doucement devant son écran d’ordinateur, sans s’en rendre compte. Être toujours chez ses parents à vingt-quatre ans aurait dû lui mettre la puce à l’oreille pourtant ?

C’est radicalement qu’elle quitta le nid : en fait, il y a cinq mois de ça, ses parents n’étaient jamais rentrés du travail. Sa petite sœur jamais rentrée du collège (qu’elle séchait d’ailleurs). Ce qu’elle ne savait pas (et qu’elle ne saurait jamais), c’est que sa mère s’était retrouvée coincée dans un covoiturage avec une collègue infectée et au bout de rouleau vers 7H45. Son père s’était fait piétiner dans les escaliers de secours de son entreprise, lors d’un mouvement de panique à 12H20. Sa petite sœur, qui séchait les cours, et bien… dieu seul le sait, en fait.

Sarah n’a pas tout de suite compris ce qui se passait. Elle a essayé de joindre ses parents sans résultat. N’a pas imaginé appeler sa sœur. Elle a alors dû se résoudre à regarder par la fenêtre quand elle s’est rendue compte que tout le voisinage fuyait le quartier. Un vent de panique balayait la rue et il était évident qu’il se passait quelque chose de grave.
Son premier réflexe a été l’esprit de contradiction : oh que non, elle n’allait pas bouger d’ici ! Elle n’était pas un mouton, elle savait décider par elle-même et ne paniquerait pas parce qu’un exode était en cours. Et puis ses parents rentreraient bien tôt ou tard.
Son opinion a vite changé lorsque ce même jour, vers vingt-trois heures, plusieurs types ont essayé de défoncer la porte à l’arrière de la maison. Allo la police ? Personne au bout du fil. Pendant qu’ils s’affairaient non sans mal (des casseurs complètement ivres certainement… Non non, des rôdeurs), elle s’était armée d’une batte, non pas prête à en découdre mais pour traverser la maison, prendre son paquetage et quitter les lieux.

Bizarrement cette étape de son parcours devient floue à ce moment là. Elle se souvient d’un moment d’errance, de voitures dévorées par le feu, de cris,… Elle semble avoir traversé tout cela dans une épaisse nappe de brouillard.
Au fur et à mesure qu’elle avançait dans ce périple, elle observait, apprenait ce qu’il y avait à apprendre, déduisait l’insoupçonnable. Il ne s’agissait pas d’une guerre, ni d’une révolte de civiles. Il s’agissait de morts qui tenaient encore debout. Et qui tuaient les vivants. Un cercle vicieux en somme. Et elle, Sarah Graham, se retrouvait au milieu de cela. Le jour où elle sortait enfin de chez elle, la vision était apocalyptique. Le jour où elle commençait à vivre la vraie vie, on leur lâchait des bombes de napalm sur le coin de la gue*le. Quelle triste ironie. Mais c’était peut-être son destin après tout, elle était comme un nouveau-né, et elle n’avait pas à regretter ce qu’elle n’avait pas connu.

Elle avait suivi le mouvement vers l’hôpital St John’s, mouvement logique selon elle. Qui avait pu le mieux endiguer l’épidémie ? Mais ils se trompaient tous. Bien qu’une résistance et une certaine sécurité se fût établie grâce à une poignée de militaires et de personnel médical, la grande majorité du bâtiment était infestée de rôdeurs. La frontière était très mince et comme il était devenu habituel dans ce nouveau monde, tout pouvait basculer d’un instant à l’autre.

Cela fait un mois que Sarah a passé les portes de l’hôpital. Et peu habituée aux échanges sociaux, autant dire qu’elle y est transparente. Mais au moins, elle n'est pas seule.

Elle a échappé au napalm, aux rôdeurs… Quelqu’un (Dieu ? Un ange au dessus de sa tête ?) semble désirer ardemment qu’elle vive cette vie.