Skyler Hopkins c’était juste cette fille. Une fille secrète et mystérieuse qui attirait pourtant bien des regards. Une fille qui se voulait humaine jusqu’à la pointe de ses orteils. Ceux qui avaient croisé sa route vous auraient dit qu'elle était froide et implacable, du genre à tirer avant de parler. C’était sans doute vrai. Skyler se voulait forte et insensible, c'était ce qui la garderait en vie. Qu'importe si on la disait sans limites, meurtrière, folle. Un zombie restait un zombie, il fallait lui ôter la vie.f
Mais, au fond, elle n’était qu’une jeune fille un peu trop amochée, un peu trop brisée, pas assez âgée. Rien qu’une âme qui avait déjà trop enduré, qui avait déjà trop vécu mais qui restait piégé dans le corps d’une adolescente. Une gamine instable et maladroite qui, trop tôt, avait perdu son innocence. Ça faisait beaucoup de « trop ».
Depuis le début de l'épidémie, Skyler était du genre à élever des murs entre elle et le reste du monde. Personne ne rentrerait plus à l’intérieur, personne ne la blesserait de nouveau. Envolée l’adolescente naïve, place à celle méfiante et fougueuse. Pour ne pas sombrer face au chaos environnant, elle brandissait son courage comme on brandit une carapace, défendant sa vie et massacrant les autres.
Donc Skyler, c’était cette fille. Cette fille à l’apparence ordinaire mais bornée comme pas deux. Celle qui refusait de jouer mais ne perdait jamais. Celle à l’ingéniosité aiguë et à la langue bien pendue. Une gamine à l’air doux et aux manières farouches.

  Ses paupières papillonnèrent, ses yeux s’habituant peu à peu à la lumière diffuse de la pièce dans laquelle elle se trouvait allongée. Le sang battait douloureusement à ses tempes et elle força ses jambes flageolantes à la maintenir debout. Lentement, elle vint se positionner devant l’un des miroirs qui trônaient près de la fenêtre et lança un regard neutre au reflet qui s’y reflétait. Ce n’était pas elle. Enfin, c’était la nouvelle elle. Non plus Skyler Hopkins de Toledo dans le Michigan mais une autre Skyler, sans patrie, sans famille, sans chez-soi. Elle n’était plus cette jeune fille populaire qui ne se lassait pas de sortir, faisait les quatre cent coups avec Kathleen et Sheila et était toujours folle de Matthew Blake depuis l’école primaire. Sa mère, un bon flic, ne serait plus en retard au dîner et elle ne l’attendrait plus endormie sur le canapé. Cette insouciante époque était révolue. Point.
  A vrai dire, elle ne saurait dire s’ils étaient tous encore en vie. En tout cas, elle avait enterré trop de corps pour avoir encore envie de creuser, aux deux sens du terme. Elle avait eu son lot de morts. Merci bien. Elle était juste là, coincée à Détroit suite à une fuite précipitée, orpheline et désespérément seule. Il ne lui restait rien. Elle n'avait pu sauver personne. Putain, ça faisait mal.
  L’image que lui renvoyait la glace l’effrayait. Sa peau pâle était maintenant cadavérique, contrastant avec les poches violettes qui s’étendaient sous ses yeux. Son teint cireux lui conférait un air maladif et toute étincelle de vie avait déserté son regard. Elle avait perdu un peu de poids et sa chevelure bouclée, autrefois d’un blond vénitien éclatant, ternissait à vue d’œil. Quelques bleus et coupures plus ou moins superficiels parsemaient son corps et venaient ajouter une dernière touche à ce triste tableau. Fermant les yeux, elle laissa les souvenirs affluer sous ses paupières.

  Skyler Hopkins était née par une journée ensoleillée de l’année 1993. Une journée ensoleillée qui annonçait bien la couleur de sa future existence. Une existence peuplée d’espoir, de rires et de rêves à tout va. C’était une jeune fille qui faisait le bonheur de ses proches, un visage chaleureux qui illuminait les heures sombres.
 Sa mère, sa seule famille, avait toujours été raisonnable, se pliant au moule imposé par la société, ne sortant jamais du rang. Elle appréhendait les aléas de la vie avec sérieux et sagesse, ne dérogeait à aucune règle. Quelqu'un de bien, à sa façon. Elle l’imaginait déjà chirurgienne ou avocate, la voyait promu à un brillant futur.
Pas elle. Elle, elle était plutôt du genre à dérailler, à partir en vrille et s'égarer. Oui, elle divaguait trop. Mais, si seulement elle en avait eu le courage, elle lui aurait dit, lui aurait expliqué que elle, elle voulait juste vivre. Sans plans d’avenirs, sans certitudes, sans réelles attentes ou désirs. Elle voulait juste un peu de péril, d’adrénaline, une folle existence au mouvement impétueux qui n’attends rien des lendemains et vit dans l’instant. Ce qu’elle voulait, c’était partir à l’aventure. Un aller simple et sans retour. Si seulement elle avait su...
Skyler avait l’âme d’un artiste, jamais les pieds sur terre et la tête toujours dans les étoiles. C’était une grande rêveuse. Elle pensait qu’elle était forte et donc le monde le pensait aussi. Une belle vie en somme, sans tâches ni ratures.
 Cependant, ce que la vie offre, elle le reprend aussi. C’était l’effet boomerang et, tôt ou tard, tout ce bonheur devait lui revenir en pleine tronche. Et, cela arriva.
 Ce funeste soir d'apocalypse, elle avait tout perdu. Au départ, elle les avait juste entendu, les hurlements. Ils déchirèrent le silence nocturne, emplis de souffrance et de terreur. Puis, plus rien, pas un bruit, pas un son, rien. Lorsqu’elle avait finalement osé sortir, la ville était sens dessus dessous. Un amas d’objets en tout genre, de sang et de cendres. Au beau milieu de tout ça, il y avait les cadavres, beaucoup de cadavres et pas de ceux qu'on met en terre, ça non. C'étaient des corps en putréfaction qui déambulaient et finissaient de bouffer Madame Nortwood, sa voisine. Encore maintenant, Skyler ignorait comment elle s'en était sortie. Elle avait juste suivi son instinct, courant comme une dératée, se sentant pousser des ailes.
Ce n'est qu'après avoir quitté la ville qu'elle réalisa que sa mère n'était pas avec elle. Et pour cause... Tous les policiers avaient dû être réquisitionnés pour empêcher le massacre, enrayer l'épidémie. Alors, elle avait fait demi-tour, zigzagant comme elle le pouvait dans cette masse grouillante de monstres, se dirigeant avec l'énergie du désespoir vers le commissariat.
Rien ne l'avait préparé à ce qu'elle y trouva et, l'image de sa mère dévorant un collègue devait la hanter jusqu'à la fin de son existence. Elle avait été brutalement immergée dans une horreur si soudaine qu’elle était passée par toutes les phases du survivant. Du choc au déni, de la folie à l’acceptation. Elle en avait oublié de se nourrir, de dormir, de vivre tout simplement. Comme si elle n’en avaient plus le droit devant tant de morts prématurées. Parce qu’encore une fois… Pourquoi elle ? Pourquoi pas un autre ? Qu’avait-elle eu de plus qui l'avait sauvé, par quel miracle ?
  Par la suite, Skyler avait fait son deuil tant bien que mal, s'isolant et buvant afin d'oublier les meilleures années de sa courte vie. Elle n’avait jamais eu le temps de pleurer ses morts. Cependant, elle avait surmonté tout cela. Ou plutôt, c'est ce dont elle essayait de se convaincre...
  Au cours de son périple, son caractère se modifia, elle devint plus violente, plus autoritaire, plus... impitoyable. C'était sûrement ce qui avait effrayé les quelques groupes qui avaient croisé son chemin. Aucun d'eux ne voulait d'une gamine instable et délirante. Alors elle restait seule et, ceux qui se baladaient en solitaires avaient une fâcheuse tendance à mourir les premiers...

   Son estomac émit de bruyants gargouillis, la tirant de ses terribles souvenirs.  Elle soupira. Depuis combien de temps se terrait-elle dans ce vieil immeuble désaffecté avec pour unique mobilier un canapé à moitié rongé par les mites ? Quelques jours ? Une semaine, deux ? Il était temps de changer de planque et de se ravitailler. Elle allait devoir sortir, s’aventurer hors de son refuge. Dehors. C’était une chose de s’imaginer des paysages dévastés, désertés, transfigurés… C’en était une autre de les contempler et de se prendre la réalité en pleine gueule. Elle haïssait définitivement cela.
   Skyler se dirigea donc à contrecœur vers la porte, traînant des pieds, ses jambes pesant soudainement plus lourd. Elle vérifia une dernière fois son sac et ses doigts se serrèrent autour du manche de son couteau de chasse. Avec précaution elle abaissa la poignée et la vive lumière du soleil la fit chanceler. Quand ses yeux s’y furent enfin habitués, ils s’embuèrent, comme à chaque fois. C’était toujours pareil. Elle avait l’impression d’émerger d’un long sommeil pour se retrouver dans un mauvais film futuriste et, tout le monde sait qu’entre invasions de zombies ou explosion du système solaire, l’histoire se terminait toujours affreusement mal pour le héros. Elle se demandait s’il en allait de même pour les antihéros comme elle.
   Elle s’avança prudemment hors de la ruelle et jeta un regard aux alentours, tentant de discerner quelque chose, n’importe quoi. On n’était jamais trop prudent. Que ce soit des Infectés ou même des rescapés. En ces temps de crises, les Hommes avaient une vilaine tendance à s’entretuer, ne jurant plus que par la loi de la nature, du plus fort. En somme, ils n’étaient que de vulgaires bêtes, des animaux qui en avaient domestiqué d’autres. Et, elle, elle voulait survivre.
   La jeune femme erra dans les rues, rasant les murs, sursautant au moindre son, l’estomac noué. En venant à Détroit, elle avait misé sur l’immensité de la ville qui regorgeait de lieux dissimulés pour se fondre dans le décor. Elle bougeait constamment et cela semblait lui réussir. Malheureusement, s’installer ici signifiait aussi qu’elle n’était pas seule et l’endroit grouillait littéralement d'ennemis.
   Enfin, une imposante bâtisse surgit dans son champ de vision. Elle la jaugea du regard. C'était une sorte d'Hôtel et avec un peu de chance, les cuisines regorgeraient de conserves. Peut-être était-elle trop optimiste... Mais la faim la tiraillait et tant pis si c'était bourré de cadavres. Se décidant finalement, elle traversa la rue en courant, atteignant l'entrée. Là, elle respira un grand coup avant de pousser la lourde porte.