16 avril 2016

Je me demande comment serait la vie ici si j'avais encore mes deux soeurs avec moi. Ou au moins une. Je me demande si j'aurais agit différemment avec les autres survivants du groupe. Peut-être que j'aurais fait en sorte d'être plus intégrée, je serais même certainement plus sympathique. Après tout, Leane était une gamine qui poussait vraiment à créer des relations avec les autres. Du genre modèle réduit de moi mais en beaucoup plus mignon et adorable. Surtout maintenant. Elle avait beau avoir du mal à se remettre de la mort de sa jumelle, ce qui est normal, elle arrivait toujours à apporter une note de joie dans les pires moments. Alors si j'avais réussi à arriver ici avec elle et Dakota... Je pense que j'aurais certainement pu vivre une vie heureuse ici, malgré tout ce qui nous entoure au dehors de ces barricades.

C'est dingue comme parfois on peut se rendre compte très vite comme quelque chose nous manque. Il suffit de perdre quelque chose avec lequel on a toujours vécu pour se rendre compte d'à quel point on s'en servait. Assise à l'écart des autres dans le camp, à un endroit où je pensais que personne ne me trouverait, je regardais ma main bandée et ma ridicule phalange qui tentait tant bien que mal de faire comme si elle avait encore une utilité. Bordel mais qu'est-ce qui m'avait pris de suivre Logan dans une expédition dont je ne savais absolument rien? Certainement le fait que je n'avais pas grand chose à perdre si jamais je ne revenais pas... Après tout, j'avais réussi à tisser assez peu de liens pour ne manquer à personne. Enfin, je crois...

Quoi qu'il en soit, aujourd'hui j'avais envie d'être seule encore plus que d'habitude. C'est la raison pour laquelle j'étais venue m'isoler ici. Normalement, personne ne devrait me trouver, ce n'est pas vraiment l'endroit où il y a le plus de passage. Appuyant ma tête contre le petit mur contre lequel j'étais assise, regardant du coin de l'oeil le lac qui se trouvait à quelques mètres de moi, je lâchais un soupir de soulagement. Pour l'instant, pas une personne en vue. Fermant les yeux, je profitais du calme ambiant jusqu'à ce que des bruits de pas ne me fassent pester et rouvrir les yeux. Non mais sérieusement, quelqu'un m'avait retrouvée ici? Et merde... Avec un peu de chance, c'était pas quelqu'un qui venait pour moi. « L'endroit est pris alors si vous voulez vous poser ici, faudra attendre que j'sois plus là. » Quoi? Qui ne tente rien n'a rien...

Depuis toute petite, lorsque quelque chose n'allait pas je faisais en sorte de m'isoler totalement. De me couper du reste du monde en quelque sorte. Comme si cela allait m'aider à me sentir mieux ou que cela allait résoudre mes problèmes. C'était simplement qu'en restant seule, je pouvais me permettre de pleurer si j'en avais envie, de hurler si j'en ressentais le besoin. De frapper dans des murs ou des troncs d'arbre jusqu'à m'en ouvrir les poings et à les rendre bleus. Puis une fois cette phase terminée, je passais à celle qui consistait à redevenir la froide et rationnelle Amalia que tout le monde connaissait. Après tout, lorsque l'on perd sa mère si jeune et que l'on doit apprendre à s'occuper de deux bébés parce que son père est tombé dans une sévère dépression... Ce n'est pas ce qu'il y a de plus simple. Au début, j'avais dû apprendre à tout faire. Je m'occupais de la cuisine, des courses, de mes soeurs, du ménage, et même parfois de la forêt à la place de mon père. Oui, une gamine de onze ans se baladais dans les bois avec deux bébés dans le dos et une arme à feu dans les mains. Je ne vous raconte pas la crédibilité que j'avais... Quoi qu'il en soit, les choses ne changèrent pas beaucoup malgré les médicaments que j'avais réussi à acheter à mon père. Il sortait, reprenait un peu son boulot et me transmettait ce qu'il pouvait de son savoir, mais je continuais de tout gérer moi-même. En même temps, cela avait déjà si bien marché, pourquoi faire des efforts supplémentaires quand se lever le matin semble aussi difficile que de gravir le Mont Everest nu et avec les mains dans le dos? Au fil du temps, cette habitude de m'isoler lorsque les choses n'allaient pas s'est profondément ancrée dans ma façon d'être et presque dans ma personnalité. Personne n'a le droit de me voir lorsque je suis au plus bas. Il n'y en a eu qu'une seule qui m'a vue ainsi lorsque Leane est morte... Et aujourd'hui elle doit également être décédée. Non, décidément je suis bien incapable de tenir aux gens que j'aime. Raison de plus de faire en sorte que personne ne m'approche, que personne ne m'apprécie... Faire semblant de haïr la terre entière, ça je sais faire. Et plutôt bien il faut croire.

Pourtant malgré mes efforts, certains semblaient avoir du mal à comprendre que je ne voulais plus être proche de personne. S'attacher est devenu synonyme de souffrance dans ce monde, encore à plus forte raison que dans celui où nous vivions auparavant. Pourtant je me dois d'avouer que je commence à être fatiguée de toujours repousser le monde entier. Surtout quand il s'agit de personnes aussi têtues que Neo... Peu après avoir clamé haut et fort que je ne souhaitais pas être dérangée ici, j'ai reconnu le pas du golgoth. Immédiatement, un soupir franchit la barrière de mes lèvres. Lui, il n'allait pas partir. Remontant mes genoux vers ma poitrine, je croisais mes bras autour de ces derniers pour ensuite poser mon menton sur mes avants-bras. Mon regard se leva sur l'homme qui venait d'entrer dans mon champ de vision mais mon expression resta neutre. Craignant qu'il ne voit le bandage qui couvrait ma blessure, je tentais de cacher du mieux que je pouvais ma main, mais malheureusement elle était du même côté que lui. La personne qu'il voulait voir? En un sens, j'espérais qu'il allait me proposer une mission ou je ne sais trop quoi. Qu'il n'était pas là parce qu'il avait entendu ce qui m'était arrivé la veille. Qu'il n'était pas là pour tenter de me réconforter. J'ai horreur de ça... Dans ces moments je me sens faible, vulnérable... Et il me faut encore plus de détermination pour ne pas craquer. Mais je ne dois pas le faire... Jamais... Détachant mon regard de Neo lorsqu'il s'assit contre un arbre à quelques mètres de moi, je haussais les épaules avec nonchalance. « Pourquoi tu me cherchais, t'avais besoin de quelqu'un pour te botter le cul et j'étais la seule disponible? » Voilà l'exemple parfait de phrases dont il doit avoir l'habitude maintenant mais qui me feraient détester quelqu'un comme moi si j'avais ce genre de personnes face à moi. Mais être aussi désagréable est bien souvent le meilleur moyen de faire en sorte que les gens nous détestent. Et donc que personne ne s'attache à moi et ne soit frappé par cette putain de malédiction qui a l'air de me poursuivre depuis toujours. Tous les gens qui sont proches de moi finissent par mourir, alors bon. C'est du bon sens de ne pas vouloir le faire du coup... Mais malgré tout ce que je peux dire ou essayer de me faire croire à moi-même, la présence de Neo me fait du bien. Parce qu'au fond, la solitude commence à sévèrement me peser...

C'est toujours lorsque l'on cherche à s'isoler et à ne voir personne qu'étrangement il y a toujours quelqu'un qui se présente à nous. Non? En tout cas, moi cela s'est toujours passé ainsi. Alors qu'à l'inverse, lorsque j'avais absolument besoin de voir une personne, et bien impossible de mettre la main dessus. Et ce depuis ma plus tendre enfance. Mais bon, que voulez-vous? C'est la vie, comme on dit. Depuis que Neo était arrivé, je ressentais ces deux sentiments contradictoires qui étaient en train de me donner un mal de crâne assez sensationnel. D'un côté, j'avais envie qu'il s'en aille et qu'il n'essaie plus de me déranger alors que je ne voulais clairement voir personne. Malheureusement d'un autre côté, j'étais soulagée de le voir là. De constater qu'il s'était installé malgré mon côté désagréable de d'habitude. De savoir que malgré mes efforts pour une fois je n'étais pas seule. C'est bête, malgré tout ce que je tente de faire pour garder la tête froide, je n'arrive pas à m'empêcher de vouloir m'attacher parfois. Un peu. Quelle égoïste je fais. Je devrais savoir que tous ceux qui s'approchent trop finissent par mourir...

Fermant les yeux après que ceux-ci aient été fixés sur l'eau du lac, je me contentais d'apprécier le vent frais qui faisait en même temps virevolter les mèches de mes cheveux. J'ai toujours eu besoin de ces petits moments en quelque sorte privilégiés avec la nature. Comme s'il n'y avait que moi et elle. Comme si rien ne pouvait arriver, qu'aucun mal n'existait sur cette Terre. Oui, je sais, c'est idyllique et totalement stupide, surtout dans le contexte dans lequel nous vivons tous depuis un certain moment maintenant. Mais me replonger dans une époque qui semble aujourd'hui beaucoup plus simple qu'elle n'en avait l'air à ce moment là me fait du bien. Inspirant longuement, je laissais l'air pur emplir mes poumons avant de finalement expirer lentement. Mes yeux se rouvrirent quand les mots de Neo parvinrent à mes oreilles. Soit il avait vu ma main bandée, soit il était tombé sur Logan qui lui en avait parlé... Dans les deux cas, il tapait en plain sur ce qui me tracassait. J'aurais espéré pouvoir penser à autre chose, mais finalement je me trompais. Tant pis.

Je décroisais les bras pour lever un peu ma main gauche, posant mon regard sur le bandage qui n'était plus si blanc maintenant. J'avais déjà réussi à le salir en faisant n'importe quoi qui n'était pas un repos forcé, et il y avait évidemment mon sang dessus aussi. Un sourire ironique étira mes lèvres alors que je retenais mes larmes de toutes mes forces. « Oh tu sais, j'en ai neuf autres... C'est pas la fin du monde... » Cette fois, ma phrase montrait clairement que j'essayais de me rassurer moi-même et plus de me montrer assez désagréable pour réussir à faire fuir un quelconque interlocuteur. Cette blessure était bien plus importante qu'il n'y paraissait. J'avais perdu deux phalanges, en soit ce n'est pas grand chose. Mais cela m'a rappelé à quel point il faut être prudent là dehors, à quel point nous n'avons pas le droit à l'erreur. A quel point il faut devenir le prédateur pour survivre. Mais cela m'a aussi fait réaliser que si j'avais été toute seule, je serais morte. Alors... Peut-être que j'avais tort de repousser tout le monde constamment... Mais c'est difficile à accepter...

On ne dirait peut-être pas comme ça, en me voyant aujourd'hui, mais de base j'ai toujours détesté mentir. Pour moi, il n'y a jamais rien eu de plus beau que la franchise et l'honnêteté. Oui, on dirait le début d'une mauvaise blague quand on voit ma façon de me comporter au quotidien. Le seul problème, c'est que je me suis bien vite rendue compte qu'il n'y avait aucun intérêt à se montrer ainsi envers les autres. Pas dans cette vie en tout cas. Même avant que chaque survivant ou presque ne devienne une personne plus égoïste chaque instant qu'il passe de plus dans ce monde, les gens étaient déjà des pourritures. Ce n'était évidemment pas le cas de tout le monde, je ne généralise pas non plus, mais je pense que personne ne peut venir me dire qu'il n'a jamais été la cible de moqueries ou de rumeurs. Que cela soit dans le cadre scolaire ou ensuite dans l'immeuble où il habitait voire au travail. Tout le monde a déjà pu entendre des ragots circuler sur soi-même. Et bien souvent, on apprend même beaucoup sur nous en entendant ce que les gens racontent. Ils semblent toujours si bien renseignés. Mieux que nous.

Personnellement, quand j'étais petite, j'entendais dans les couloirs de l'école que mon père avait certainement dû tromper ma mère avec des animaux de la forêt, et que j'étais du coup probablement née dans un arbre. Bien entendu. La sage-femme était une biche et le gynécologue un écureuil. Très habile de ses incisives, il a grignoté le cordon ombilical en un rien de temps. Un vrai pro. Ce qu'on peut entendre parfois... Quoi qu'il en soit, aujourd'hui ce n'était pas pour éviter d'entendre à nouveau des rumeurs à mon sujet que je me tenais à l'écart des autres. C'était pour ne plus avoir à voir ceux que j'aime disparaître. Et puis en un sens, même quand je refusais de parler de moi, je ne faisais que cacher une histoire digne d'un mauvais film à l'eau de rose. Cependant à force de tout garder pour moi, j'allais certainement devenir dingue. J'avais besoin de parler à quelqu'un, de me confier sur mes sentiments, mais en un sens ce serait également prouver que je suis faible. Et ça... Ce n'était pas vraiment acceptable.

Soupirant un bon coup, je sortais de mes pensées suite à cela pour entendre la voix de Neo m'interpeler. Craignant déjà le pire avec ce géant, j'avais préféré attendre qu'il interprète ce silence pesant comme un indice qui voulait dire qu'il pouvait le briser avec son interrogation. Et il posa enfin sa question. C'était ce que je craignais, en soit. Ma main intacte passa rapidement dans mes cheveux avant qu'un petit rire jaune ne s'échappe d'entre mes lèvres. Jouer à la méchante? Il n'avait pas tort. Je tournais enfin la tête vers lui, affichant malgré moi un léger sourire emprunt d'une certaine tristesse. « Parce qu'il y a pas beaucoup de gens qui sont aussi bornés que toi et qui insistent pour voir ce qui se cache derrière. J'ai pas eu une vie facile et pour résumer, j'ai plus trop envie de m'attacher. Tous ceux à qui je tiens meurent. Alors faire ça, c'est éviter de souffrir pour moi et de mourir pour les autres. Gagnant-gagnant comme on dit, non? » Je n'avais pas cherché à être désagréable pour une fois. J'avais simplement répondu, fixant mon regard sur celui du géant. Il avait eu la réponse à sa question, même s'il ne s'attendait pas forcément à ça. D'ailleurs, je ne sais même pas s'il s'attendait à ce que je lui réponde. Mais bon, à force de l'ignorer, peut-être que je finirai vraiment seule. Et je n'en ai pas tellement envie que ça, dans le fond.