John modifia sa trajectoire de manière à rester à bonne distance du groupe de cadavres tout en décrivant un arc-de-cercle pour mieux voir ce qui se passait. Il s'arrêta derrière le tronc couché d'un arbre mort.
Les morts s'affairaient sur le cadavre d'un chien, au sol, et finissaient un repas qui avait dû être bien maigre. Les restes d'une table de pique-nique se mêlait à d'autres débris et formait une barricade sur laquelle reposait à demi-couchée une barrière arrachée quelque part aux alentours par la tempête qui l'avait déposée là. Un autre chien se tenait derrière cette protection due au hasard et aboyait après les morts qui commençaient à se désintéresser des reliefs de leur en-cas et portaient doucement leur attention sur la suite du menu.
Il n'était pas difficile de comprendre ce qui s'était passé. Les deux chiens devaient vivre ensemble, chassant l'un pour l'autre, ce qui était malin. Mais ils se seraient fait surprendre par ces marcheurs étranges, et bien que sachant qu'il ne fallait pas s'en approcher, quelque chose avait fait qu'ils s'étaient fait coincer. L'un d'eux – le moins rapide, ou le moins fort – avait fait les frais d'une attaque en règle sans pouvoir s'en sortir, laissant son compagnon spectateur de sa mort atroce.
Ce compagnon était un bel animal. Un – TRÈS – grand chien au poil gris hirsute, solidement planté sur ses quatre pattes épaisses, qui donnait de sa voix rauque et profonde. Son regard intelligent perçait au travers de quelques mèches de poils qui leur retombaient devant, et ses petites oreilles étaient plaquées vers l'arrière. La queue de l'animal ne battait pas l'air ni n'était dressée, mais était portée bas et presque recourbée sous le ventre. Une attitude qui laissait deviner que le chien, malgré son gabarit, avait peur. Et un chien apeuré pouvait réagir de manière dangereuse, s'il se retrouvait dans une situation qu'il jugeait mauvaise ou inquiétante. John devait peser le pour et le contre.
D'ici, il voyait mieux les morts. Ils étaient quatre. Il pouvait s'en débarrasser sans difficulté, mais ça demanderait d'utiliser des cartouches. Et il n'en avait pas tant que ça. Il pouvait voir ça comme un gaspillage, surtout si le chien finissait par s'enfuir ou l'attaquer. C'était une option à prendre en compte.
Il pouvait aussi laisser le chien se débrouiller et repartir à ses recherches. L'animal s'en sortirait probablement, c'était un grand gaillard, il devait être très fort et parviendrait peut-être à échapper aux morts. Rien n'était sûr, mais s'il ne s'en mêlait pas, John économisait ses balles, son temps, et évitait aussi un incident dû aux cadavres ou au chien, qui pouvait se retourner contre lui.
Malgré tout, ce chien, c'était une vie. Aux yeux de John, aucun animal ne pouvait être mauvais, juste guidé par son instinct, et cet instinct c'était celui de vivre pour perpétuer l'espèce. C'était ce qui rendait ce chien combatif malgré la peur. Beaucoup d'humains pourraient prendre une leçon de courage, en le regardant. Il dépassait sa peur et restait là à aboyer après ces choses qui venaient de tuer et dévorer son compagnon, et qui allaient maintenant s'en prendre à lui. Il avait peur mais se montrait prêt à faire face. John n'avait pas vu autant de bravoure chez un être vivant depuis trop longtemps, et cela lui inspirait assez de respect pour avoir envie de l'aider.
Oui, il allait l'aider.
À l'abri du tronc d'arbre, John prit son Colt et bascula le barillet. Il le vida pour en sortir les six cartouches. Deux n'étaient que des étuis, ayant déjà servi. Il les remplaça par deux cartouches neuves, et chargea son arme de ces six coups dont chacun était potentiellement mortel. Six balles pour quatre cibles. Il avait un droit à l'erreur, si on oubliait que le chien pouvait aussi lui sauter à la gorge. Il devrait faire au mieux.
John quitta le couvert de l'arbre couché, contournant le tronc avec un grand calme. Il allait prendre les morts par surprise, en espérant que ça paie. Il leva le canon du Peacemaker en direction de la cible la plus proche du chien.
« C'est parti… »
Le premier coup partit, atteignant le crâne putride en étalant os et matière cérébrale. Pendant que le cadavre s'effondrait, les trois autres s'arrêtaient de remuer pour se retourner.
Deuxième coup de feu. Pour la deuxième fois, le chien accusa un mouvement vers le bas, quelque chose entre la préparation à la fuite et la peur tétanisante. Pour la deuxième fois, l'un des morts tomba. L'animal sembla comprendre ce qui se passait, mais restait sur la défensive. Pourtant, en voyant ses assaillants se détourner de lui, il se redressa, comme s'il reprenait de l'assurance.
Les deux derniers morts avançaient vers John, maintenant. D'un pas lent et chaloupé, caractéristique de ces saletés puantes. Le canon du Colt se pointa vers sa prochaine cible, un mince filet de fumée s'en échappant. Le temps de relever le marteau et John fit feu une troisième fois, mais cette fois il atteignit sa cible à l'épaule. Ce n'eut pour effet que de ralentir le macchabée le temps d'une seconde, à peine perceptible.
Avec un tic des lèvres, John se reprit et ajusta de nouveau sa cible, et cette fois la toucha à la tête.
Il n'en restait plus qu'un. C'était celui qui avançait le plus vite du groupe. John recula de quelques pas pour se donner un peu plus de temps, visa et tira. Mais la balle ne partit pas. Le marteau percuta bien, mais rien. Une balle foireuse, ça arrivait. Il n'avait plus qu'une chance. Du pouce, il releva encore le marteau, le mécanisme tourna le barillet pour aligner la dernière chambre armée avec le canon. John respira profondément puis bloqua tout. Pression sur la queue de détente…
La balle fusa et arracha l'oreille du mort, sans autre effet. C'était loupé. Son arme était vide, et il n'aurait pas le temps de recharger. Maintenant, les solutions se faisaient moins nombreuses. Soit il fuyait et laissait le chien à sa chance, soit il faisait face et combattait, sans certitude de victoire. Et il n'avait rien sous la main pour s'assurer la supériorité. Il fallait vraiment qu'il se trouve autre chose que son seul Colt.
Le temps qu'il réfléchisse, le mort était tout proche, et John reculait pour maintenir cette courte distance entre eux, mais il allait devoir se décider.
Un autre avait pris une décision. Le chien venait de se jeter sur le cadavre, le faisant tomber au sol avant de rouler dans l'herbe et de se redresser pour se ruer de nouveau dessus. Voilà ce qui lui était arrivé. Face à un seul mort il n'aurait pas hésité, face à deux peut-être aurait-il encore trouvé du courage, mais quatre ç'avait été trop. Cette fois, c'était lui qui venait au secours de l'homme qui venait de le sauver.
Mais la poigne froide du mort était aussi molle qu'elle était puissante. Il repoussa le chien sur le dos et lui avait saisi le poil du poitrail, prêt à attaquer la becquetance. De ses grandes pattes, l'animal tenait l'autre en respect, du mieux qu'il pouvait, mais les dents jaunes de la bouche fétide s'approchaient inexorablement de la gorge velue, et les grognements et les aboiements de colère se changeaient petit à petit en sons paniqués.
John n'hésitait plus. Il se rua sur le cadavre et lui balança un magistral coup de pied à la mâchoire, qui l'envoya rouler au sol dans une série de grondements rageurs.
« Tu veux te battre, pourriture ? Je suis là. »
Un deuxième coup de pied enleva au pourri l'envie de se relever, et maintenant John était assis sur le torse poisseux et frappait de ses poings ce visage émacié, verdâtre et osseux. Un coup après l'autre il le clouait au sol, enfonçait ce crâne dans l'humus, brisait ce nez rongé par la pestilence, disloquait cette mâchoire menaçante, et malgré la douleur qui surgit dans sa main gauche, il ne s'arrêtait pas. Après un moment, il se rendit compte qu'il ne frappait qu'un amas d'os et de chair mouillé de sang, alors il s'arrêta, le souffle court.
Il avait les mains douloureuses et les avant-bras couvert de sang noir et nauséabond jusqu'aux coudes, mais le mort ne bougeait plus. Le temps de reprendre son souffle, et le regard de John croisa celui du chien. L'animal semblait calme, sans agressivité, mais gardait les oreilles couchées en arrière, ce que John interpréta comme de la méfiance. Il n'avait sans doute jamais vu un humain en battre un autre de la sorte. John ne maintint pas le contact visuel, il savait que c'était une marque de défi. Il se leva, s'éloigna du cadavre et resta immobile, le regard fixé sur l'herbe à deux bons mètres devant lui.
Après une longue hésitation, le chien s'approcha lentement, un pas après l'autre. Il renifla John un bon moment, comme s'il cherchait à trouver son odeur sous celle du sang décomposé. Il sembla la trouver, car après un mouvement de recul, il revint plus insistant. Il tourna autour de John, la truffe remuant à chacune de ses respirations, appliqué à flairer chaque centimètre carré de son pantalon, de ses mains, de ses bras – oui, il était aussi grand que ça.
Finalement, il vint placer sa grosse tête sous la main de l'homme, et la souleva un peu brusquement pour chercher une caresse. John le gratifia sans se faire prier. Ça se passait bien. Mais ils ne pouvaient pas rester ici.
« On a fait bien trop de bruit, mon gars. D'autres de ces trucs vont rappliquer, et on ferait bien d'être autre part. »
Le regard du chien se faisait interrogateur, même si ses oreilles s'étaient un peu redressées. Sa queue qui remuait de gauche et de droite n'indiquait plus aucun stress, mais ses mouvements lents dénotaient une grande attention.
« Tu fais ce que tu veux, mais moi je file. À toi de voir. »
Après une dernière caresse appuyée, John se mit en marche. Il s'arrêta pour ramasser son Colt, qu'il avait lâché dans l'herbe un peu plus tôt, quand il s'était jeté sur le mort pour en finir, remit son arme à l'étui et continua son chemin. Un regard en arrière lui dévoila le chien assis, qui le regardait partir, avec cette grosse tête penchée sur le côté d'un air curieux. Que faisait cet humain ? Il l'avait aidé, sorti d'une mauvaise situation, ils s'étaient battu côte à côte, et maintenant il s'en allait ? Il lança quelques regards alentour, comme s'il cherchait dans le paysage une solution à ses questions. John continua à s'éloigner. Il ne pouvait pas attendre, des morts étaient déjà en route, après tous ces aboiements et ces coups de feu. Il devait mettre autant de distance que possible entre le parc et lui, le plus vite possible. Ce que déciderait le chien n'appartenait qu'à lui.
Après une cinquantaine de mètres, il perçut le bruit d'une galopade ralentissant. Le chien l'avait finalement rejoint, et marchait maintenant à sa droite avec de petits pas sautillants. Il lui lançait des regards amicaux, sa gueule haletante laissait pendre de côté une langue rose et charnue, découvrant une denture blanche parfaite en un grand sourire canin.
« Je suis content que tu décides de venir. Tu t'es bien battu. »
Il donna deux petites tapes amicales sur la grosse tête grise, comme pour sceller cet accord tacite qu'ils venaient de passer.