14.11.1995 ▬ Southampton, Angleterre.
Mum était épuisée. Elle n'aurait jamais crû qu'un accouchement pouvait être aussi douloureux en parallèle de la joie qu'elle ressentait en réalisant qu'aujourd'hui, naissait son enfant unique. L'apaisement de la dite douleur fut un soulagement mêlé à son bonheur, et elle sourit d'extase en gardant les yeux levés au plafond. Elle se crut sourde les premières secondes après avoir libéré ce petit corps du sien, puis entendit les cris de celle qui était encore « Bébé ».
Dad ne savait pas qui regarder en premier : sa femme, ou sa petite fille qui semblait en bonne santé. La sage-femme la sous-pesa en constatant que la petite ne souffrait de rien. Pas d'anomalie quelconque, psychologique ou physique, c'était une jolie princesse qu'elle avait pondu-là. Le mari vint serrer avec tendresse la main de sa femme... qui pleurait avec juste deux larmes aux coins des yeux. D'un accord commun silencieux et par le regard, ils se mirent d'accord sur le prénom qu'ils avaient prévu pour leur fille qui n'aura jamais de frère et sœur.
Norma. Ça sonnait plutôt bien, avec « Church ».
Ils imaginèrent déjà la curiosité de Jimmy, le chiot labrador qu'ils avaient adopté un mois plus tôt justement en pensant que leur enfant allait pouvoir grandir avec un compagnon adapté à sa taille et à son caractère. Le couple Church était le genre à vouloir façonner les premières facettes de personnalité de leur fille, et autant dire qu'ils commençaient plutôt bien. D'ailleurs, ce fut pari réussi lorsque, quelques jours après la naissance et que
Mum se soit bien reposé, le trio familial rentra en se faisant accueillir de léchouilles de Jimmy sur le bout des chaussures.
C'était à en pleurer de joie naïve.
07.04.1999 ▬ Southampton, Angleterre.
Jusque-là, Norma ne posait aucun problème, ou n'en recevait pas non plus. Elle s'était rapidement attaché, par curiosité, à Jimmy qui grandissait évidemment plus vite qu'elle. Elle avait même apprit à marcher grâce à lui, plutôt sympa, non ? Toujours à accrocher ses petites mains sur la fourrure bien garnie de l'animal, celui-ci prenait pour jeu de jouer « à la queue leu leu » et de la conduire un peu comme une locomotive tirait un wagon.
Trois ans et déjà vive, sûrement parce qu'ils avaient décidé de prendre un chien plutôt qu'un chat. La passion canine de Norma était quasiment innée, tant à présent, vivre sans une telle présence animale était impossible.
Mum et
Dad avaient bien pensé à acheter en plus un félin, mais ils « craignaient » la réaction totalement inexistante de leur fille unique – qui ne faisait que jouer avec Jimmy, à en rire pour signifier qu'elle était heureuse ainsi.
C'était d'ailleurs toujours à cette époque que Norma s'habillait comme une adorable enfant. Tant que
Mum pouvait encore décider de son style vestimentaire à sa place, elle portait des jupes, des robes à fleurs, et des petites sandales toutes choupies et roses... Et qu'est ce que ses cheveux étaient longs ! À coup sûr, elle sera très féminine et fera, qui sait, déjà craquer quelques petits garçons à l'école primaire de Détroit... Eh oui.
Dad acheva de remplir un des derniers cartons, tandis que lui et sa femme laissaient leur enfant jouer dans la maison vidée de ses meubles avec le chien. Ça redonnait un peu espoir à une nouvelle vie, un déménagement à la limite des États-Unis et du Canada.
21.07.2003 ▬ Détroit, États-Unis.
Elle n'était encore qu'une petite fille, mais déjà à sept ans, elle commençait à avoir le caractère un peu changeant. Pas de quoi s'affoler, en fait. Elle grandissait, c'est tout. Et Détroit, fallait le dire, c'était une véritable source d'exploration et d'épanouissement pour les marmots ! Norma trouva plus confortable de porter des salopettes que toutes ces robes et jupes qui étaient devenues trop petites pour elle. Maintenant qu'elle s'était trouvé des copains, des copines, qu'elle aimait courir partout et qu'il lui arrivait de se salir dans une flaque d'eau et de boue en automne, mieux valait la laisser partir à l'aventure avec des choses qui la mettaient plus à l'aise.
Jimmy était largement plus gros et grand, et bien plus adulte que sa petite maîtresse adorée – d'ailleurs, aucune idée de s'il s'agissait plus du chien des parents que de leur fille. Elle assumait même de préférer déjà le chien à ses camarades de classe. Pas qu'elle n'appréciait pas la compagnie humaine, mais des jeux, elle en avait des idées farfelues pour Jimmy, et bien moins pour ses comparses à deux jambes. Les parents des autres enfants trouvaient un peu dangereux de la laisser approcher la tête d'un si gros chien qui faisait sa taille même lorsqu'elle était debout. Mais plutôt que
Mum et
Dad, c'était elle qui le défendait.
À aucun moment un chien dans sa vie n'allait lui servir pour mordre à l'instinct sauvage ou attaquer, même dans le but de protéger la petite, allons...
13.05.2011 ▬ Détroit, États-Unis.
Norma n'avait aucune ambition professionnelle, et ça, elle n'avait pas voulu le cacher à ses parents lorsqu'ils lui demandèrent quelle spécialité au lycée elle allait choisir. On va dire que c'est normal, qu'à 15 ans, beaucoup d'adolescents comme elle ne sont pas très inspirés par les choix qu'on leur laisse à la sortie du collège, mais quand même... C'était presque un choix, de n'avoir envie de rien. C'était comme toutes ces fois où elle refusait ensuite ces demandes de relations une fois la première année entamée. Un petit Derek par-ci, un Andrew par-là, mais aucun garçon ne lui faisait autant envie qu'un choix de vie adulte.
Et pas les filles, non plus, comme l'avaient suggéré une fois sa bande d'amis.
Il y eut même cette fois-là où Norma avait longuement discuté avec un garçon qui avait confondu « compliment » et « crush », qui s'était sentit pousser des ailes en apprenant qu'elle le trouvait beau, mais que ses espérances allaient bien trop au-dessus de ça.
Parler d'asexualité était cependant encore un peu tôt, et pour être honnête, Norma s'en désintéressait suffisamment pour ne pas avoir envie de faire une recherche là-dessus.
En guise de loisirs, de hobbies, ça n'avait pas volé au-delà des espérances parentales non plus.
Dad avait voulu lui apprendre à jouer au base-ball, mais rien du tout dans ce sport ne l'avait attiré. Elle avait quand même gardé la batte qu'il lui avait offert pour son seizième anniversaire. Tant pis, hein, au moins ça faisait un peu déco' près de la fenêtre.
Et à la fin du lycée, elle ne savait toujours pas ce qu'elle avait envie de faire.
Un examen de passé, de réussi, mais rien qui vient ensuite derrière. Norma décevait ses parents qui s'attendaient à lui offrir de belles études, même si c'était pour la diriger vers un métier qu'elle aurait choisi sans les consulter avant – leur vie, eux, ils l'avaient déjà faite.
En plus, Jimmy était mort de vieillesse. C'est dire si elle se foutait autant de son avenir, pour le moment, alors que son meilleur ami était parti.
30.03.2012 ▬ Détroit, États-Unis.
- Celui-là a six mois. C'est un mâle.
Norma aimait trop les chiens pour ne plus en avoir à la maison. Désespérée depuis la mort de son fidèle compagnon qu'elle connaissait littéralement depuis le fond de son berceau,
Mum et
Dad avaient accepté de lui en offrir un nouveau qui, cette fois-ci, sera totalement
son chien. La race, le nom, le genre, c'était à elle de voir. Deux semaines à l'avance et après avoir été mise au courant, elle n'avait cessé de tourner en rond pour savoir ce qu'elle voulait exactement. Puis, au chenil, il y eut comme un coup de foudre.
Le chiot berger allemand qu'elle tenait dans ses bras avait des yeux qui brillaient d'affection. Il lui léchait le bout du nez avec sa petite langue et jouait même avec sa propre queue sans lâcher le regard attendri de Norma du sien. Celle-ci leva les yeux vers sa mère, souriante et tout bêtement heureuse.
-
Je l'aime bien.- Celui-là, alors ? Tu veux l'appeler comment ?
Pas de nom simple comme Médor ou Caramel, elle voulait un truc qui claque et qui faisait pas trop prétentieux en même temps. Un nom d'ami, et pas juste de compagnon.
-
Dakota.04.08.2014 ▬ Détroit, États-Unis.
Elle l'ignorait encore, mais 2014 était la dernière année de paix et de vie simple qu'elle allait connaître. L'Anglaise d'origine s'était un peu battu avec les convictions de ses parents, qui ne voulaient pas la voir passer son temps à ne rien faire à la maison, mais qu'y pouvait-elle si rien ne l'inspirait après le lycée ? Il y avait tant de jeunes gens comme elles qui n'avaient pas envie d'entrer à l'université, mais plutôt de se libérer du poids des études pour entrer dans sa propre petite vie active. Pourquoi pas, bien. Mais elle ne savait tout de même pas quoi faire pour occuper le... reste de sa vie. C'est dommage.
C'est dommage, parce que du coup, sa vie active allait être vachement écourté.
- Woh, c'est... un gag ?
L'intrigue de
Dad avait attiré Norma jusqu'à lui alors qu'il consultait ses mails, dans lesquels on lui avait envoyé en pièce jointe avec un gros «
URGENT, DANGER » bien flippant un lien vers une vidéo. Pour du cinéma, c'était vraiment bien foutu : on avait beaucoup de mal à trouver les faux raccords dans cet extrait de film post-apocalyptique où un monsieur se jetait sur un autre pour lui bouffer le cou. C'était... inédit. Nouveau genre ? En tout cas, c'était bien glauque.
Norma fit une grimace en regardant. Elle pensait bien qu'il s'agissait d'une fiction au départ, et la vue ultra-réaliste de cette violence lui faisait froid dans le dos.
- … Bon, finie, ces bêtises, fit
Dad en supprimant le mail. Tu as envoyé ton dossier à la mairie pour le boulot, Norma ?
-
Ouais P'pa.- Bien. On verra pour la rentrée prochaine, alors.
Norma n'avait vraiment pas envie de travailler, mais poussée par le comportement adulte de ses parents, elle dût s'y plier et envoyer un CV ainsi qu'une lettre de « motivation » pour demander un coup de pouce afin de combler ses heures libres. Mais elle n'avait pas à s'en faire : la rentrée prochaine était foutue.
10.09.2014 ▬ Frontière du Canada.
- AVANCE ! MAIS AVANCE, PUTAIN !
- Chéri, par pitié, arrête de crier...
- Mais c'est ce connard qui fait chier le monde ! Il trouve pas qu'il est déjà assez dans la merde ?
Installée sur la banquette arrière de la voiture, Norma regardait les bouchons hallucinants qui recouvraient pratiquement toutes les routes aux alentours. Pas une seule ligne de circulation n'était libre ou dans la moindre capacité d'avancer – ou même de reculer.
Dad klaxonnait comme un fou comme plus de la moitié des exilés, tous stressés par la panique, la peur, sans oublier ceux qui avaient perdu leur sang-froid au bout de trois heures d'attente avec le moteur qui tourne. Personne ne voulait arrêter le sien. Et si jamais ça bougeait ? Si jamais ces
choses les rattrapaient ?
Détroit n'était pas tout à fait loin derrière eux, et la frontière non plus. Norma ne savait pas trop s'il s'agissait d'un ordre de l'armée, d'une précaution administrative, ou bien de la décision de ses parents parmi des centaines d'autres. La vidéo n'était pas fictive, tout compte fait. Mais de là à se croire au milieu d'un jeu-vidéo, elle n'aurait jamais cru devoir dire adieu à sa chambre et à tout les souvenirs qu'elle a laissé dans cette maison – cadavre enterré de Jimmy compris.
En silence, ça faisait bientôt une demie-heure qu'elle regardait depuis son portable les vidéos qui ne cessaient d'être filmées, envoyées, rebloggées, commentées... Techniquement parlant, les « tendances Youtube » n'étaient plus que ça. Impossible d'y couper en allant chercher sa musique pour se détendre. Parallèlement, elle répondait à des dizaines de messages de ses amis. « T'es où ? », « On est là-bas », « On avance pas », « Putain », « C'est la merde », « Ma sœur veut pas sortir », « J'ai peur ».
Ça partait grave en couilles.
- Norma, éteint-moi ce téléphone.
-
Je réponds aux gens...- J'en ai rien à foutre, arrête de regarder Youtube, menaça
Dad, bien au courant.
Mum avait arrêté de calmer son époux, ce dernier de plus en plus acide au fil du temps. Elle n'osait plus rien lui dire et se faisait dorénavant écrasée par une autorité alarmante. Comme sa fille ne répondait pas et ne lui obéissait pas non plus, le paternel attrapa brusquement son téléphone pour le lui arracher littéralement des mains avant de le jeter comme un détritus à ses pieds entre les pédales.
- ON RESTE CALME, MERDE !
Le silence qui s'en suivit était lourd et pesant. Norma jeta un coup d'oeil vers Dakota, qui était déjà plus gros et qui rendait son regard à sa maîtresse, sage mais inquiet selon sa position pelotonné sur le siège. Lui, au moins, il n'aboyait pas à tout bout de champ.
22.11.2014 ▬ ???, Détroit.
Le berger allemand lécha avec douceur la main de Norma qui pendait hors du lit de fortune. Depuis le début du mois, elle n'arrivait plus à penser. Si elle s'y essayait, elle repensait immédiatement à ses parents et à la façon absurde dont ils ont quitté ce monde. Les explosions et feux avaient encerclé leur voiture avec d'autres innocents, et d'une façon qui lui paraît trop floue tant la violence était brutale, Norma et son chien s'en étaient sortis. Ou alors on les en a sorti. Elle se savait encore à Détroit, puisqu'un bout de conversation – de qui ? De quoi ? - a fuité lorsqu'on est passé près d'elle, mais où exactement, ça, aucune idée. Ses souvenirs les plus clairs sont ceux d'un point de vue allongé, où elle était installée sur un genre de lit de campement pliable et super inconfortable. Elle était dans une sorte de garage, apparemment. Pas hyper grand, mais pas mal chargé en jeunes gens. Elle n'arrivait pas à déterminer leurs âges, mais il n'y avait peut-être que trois-quatre personnes de plus de trente ans, ici.
Un type dont elle ne connaissait pas le nom l'approcha lorsqu'il la vit pour la première fois se redresser pour s'asseoir sur le bord. Elle était décoiffée et sentait mauvais, à cause de ses vêtements portés depuis trop longtemps, pas la moindre douche et, bien sûr, toute la crasse diverse provenant de l'extérieur : cendres, terre, poussière, ou sang. Le type – qui devait être un peu plus âgé qu'elle - lui tendit une bouteille d'eau au teint un peu dégueulasse, mais apparemment, c'était ce qu'il y avait de mieux, dans ce boui-boui.
- T'as quel âge ?
-
Dix-neuf...- J'en ai vingt-deux.
Elle ne le regardait pas trop, mais parler à quelqu'un, même de trucs déprimants de base, lui changeait les idées – au moins les sombres images de la perte de ses parents disparaissaient. Elle n'était pas tellement en forme, psychologiquement, et le reste physique suivait un peu : fatiguée, pas de force dans les jambes, et encore moins l'envie de se mettre debout. Dakota se leva du sol seulement pour s'asseoir un mètre plus près d'elle.
- Ton chien m'a mordu.
-
Ah ouais ?- Y'a genre trois jours et la semaine dernière.
-
Il aime pas quand un inconnu me touche.Elle but une nouvelle gorgée. Pas dégueu', mais elle grimaça quand même. Boire lui faisait mal à la gorge, même si ça faisait du bien pour le reste.
Elle caressa la tête du berger allemand, derrière les oreilles. Avec cette merde, l'animal était plus protecteur et appréhendait plus facilement – voire excessivement – le danger. Sans doute d'autres gens ici aussi avaient été victimes de ses morsures et grognements. Mais Dakota était une brave bête, personne n'a dû se dire qu'il valait mieux la jeter dehors. Ou alors par simple politesse, puisque ce n'était pas leur chien – c'était bien comme ça.
15.02.2015 ▬ Camp de survivants B, Grosse Pointe.
Il y a eu énormément de merde entre le mois où Norma s'est remit de la mort de ses parents et celui où elle s'est embarqué dans une sorte de rivalité sauvage. Des militaires avaient délogés les « jeunes gens » de leur abri, refusant catégoriquement de laisser des civils conserver un peu partout de la nourriture, de l'eau, des médicaments, tout ce qui peut servir pour sauver l'humanité – en principe. Parfois, il fallait capituler et suivre. Sinon, on fuyait et on attaquait. Parfois on faisait les deux. Se défendre et combattre, pas seulement contre les rôdeurs, ça devenait n'importe quoi.
Quand on avait demandé à Norma quelle équipe de base-ball elle préférait parce qu'elle avait justement avec elle sa batte personnelle – déco' peut-être, mais objet de valeur sentimentale embarquée dans la valise autrefois – elle avait froidement répondu qu'elle n'aimait pas le base-ball. Et ça lui rappela le souvenir de son père qui était juste fan. Le grand sourire
tout daddy avant qu'il ne soit bouffé par une humeur pessimiste et sauvage, à cause de tout l'toutim actuel.
Norma et Dakota n'arrêtaient pas de bouger, pour aller de droite à gauche, vers le Nord d'abord, puis le Sud ensuite, pour retourner vers le Nord. Pas de destination définie, elle n'avait qu'un objectif commun à sa petite bande : survivre. Et rapidement, les premiers chevaliers de la table ronde disparurent. Certains voulaient juste se casser, d'autres se disputaient avec les plus raisonnables et dans le pire des cas... ils mourraient juste. Le froid était une période... froide, pour leurs déplacements. Sans compter qu'il y avait d'autres camps comme eux, qui voulaient encore plus fort et par des moyens déloyaux se procurer les vivres, afin de tenir le plus longtemps possible. Il n'y avait pas de camp A, B ou C : c'était eux, les jeunes, qui avaient organisé ça.
Et par-ici, on appelait cette période la «
Jeune Guerre de février 2015 ». Parce que le froid était parfois un pire ennemi que tout ces mort-vivants en pleine promenade de santé à l'extérieur.
Ils étaient environ une vingtaine à travailler ensemble, contre un groupe de 30, puis un autre de 23. Autant dire qu'il y avait désavantage dans beaucoup de cas. À force de se battre et de se faire battre, Norma a pu constater les changements chez Dakota. C'était toujours un adorable chien, mais il défendait sa maîtresse contre tout ce qui portait un uniforme ainsi que n'importe qui osait lever la main sur elle. Dakota n'était pas invincible, mais au moins, il avait le flair et la volonté de la protéger.
- Putain,
putain,
PUTAIN !
- Pourquoi tu brailles ?!
- David s'est barré avec deux sacs ! Le con !
Et par ces temps durs, beaucoup craquaient et se rangeaient du côté de ceux qui semblaient être les plus forts.
27.07.2015 ▬ Port, Grosse Pointe.
Si les alentours n'étaient pas trop dangereux, ils auraient tout déménagé dans les chouettes petites maisons qui étaient au bord de l'eau. Au lieu de ça, ils se cachaient jour et nuit dans ces espèces de garages sombres et sans fenêtres.
Ils n'étaient plus que sept. Trois filles et quatre garçons.
De quoi retenir tout les visages et lesquels correspondaient à certains noms.
Norma avait une bonne copine, un peu timide et effacée et parfois traitée de « boulet » ou juste de « pleurnicheuse », Milly. Les garçons se prenaient régulièrement des regards noirs de l'Anglaise en cas de lynchage. Elle était petite et blonde, et Norma la trouvait adorable. Mais que ce soit avec elle ou les autres, elle n'offrait aucun traitement de faveur dans la sociabilité. Surtout qu'elle n'était pas spéciale fervente de l'affection gratuite. Ce n'était, en permanence, ni le moment ni l'ambiance fait pour.
Elle n'avait plus cette candeur et cette gentillesse comme tout les enfants ou certains adolescents ont. Et elle ignore à quel moment ça s'est définitivement barré.
Personne ici n'avait de nouvelles de ce qui se passait ailleurs dans le coin. Quand des hordes passaient, ils se réfugiaient à l'intérieur, ou bien il fallait la traverser et poutrer de la chair pas fraîche mais mouvante pour déménager et survivre. Peu à peu, au fil des mois, Norma prenait le coup et Dakota comprenait qu'il fallait aboyer dans la majorité des cas pour prévenir du danger imminent.
26.10.2015 ▬ Air d'autoroute, ???
À force de bouger, Norma ignorait s'ils étaient encore à Grosse Pointe. Mais Détroit n'était plus envisageable à quitter, alors au moins, elle savait à peu près où se situer. Comme l'électricité n'était pas à leur disposition le plus souvent (selon où ils déménageaient), certaines choses devenaient compliquées à gérer et supporter. Le froid, le noir, et parfois la sécurité. S'ils ont dû quitter le garage au port, c'est parce que le jus était totalement mort et que la porte automatique était facilement ouvrable, ainsi les mort-vivants ont pu entrer. Maintenant, c'était dans deux caravanes qu'ils résidaient. Ils étaient toujours sept.
Mais les tensions, le calme perdu, la panique et la peur ne cessaient de les stresser, de hanter leurs jours et leurs perspectives pour le futur (quel futur, ceci dit ? Mais Norma n'avait pas envie de songer à de trop tristes pensées déjà, au risque de se pendre trop tôt).
Il y avait Jordy et William, qui se disputaient souvent. De bons leaders dans l'âme, mais qu'est ce qu'ils étaient lourds lorsque décision il y avait à prendre. On n'arrivait jamais à les arrêter. « L'un va sûrement tuer l'autre, un d'ces quatres. » avait soumis Aaron, posé mais fataliste. Milly avait peur et n'osait même pas croiser leur regard, depuis. Norma avait abandonné l'idée d'essayer de faire s'entendre tout le monde. Car merde.
- Norma, tu m'aides ?
Aaron était un peu l'espèce de beau gosse qui jetait des froids, mais qui n'était pas con. Et c'était aujourd'hui la deuxième voiture abandonnée mais en bon état qu'il essayait de faire démarrer sans clé (disparue, évidemment). Elle approcha du capot ouvert, où Aaron avait la tête plongée dedans, ainsi que les bras.
- La clé de 12, s'teuplé.
Après ça, elle lui tendit d'autres outils, et comme souvent il lui enseigna des techniques, des
fun facts, et autres trucs sympas qui peuvent aider en cas de besoin urgent d'une voiture, qui peut rouler ou non. Si elle n'avait plus jamais l'occasion d'aller à l'école ou de travailler, elle pouvait au moins apprendre deux-trois choses qui lui permettraient de survivre en cas de pépin.
- Tu retiens vite.
-
J'écoute, c'est tout.- J'ai essayé avec Laetitia, mais elle y arrive jamais.
-
Elle pense à son copain. Elle sait pas s'il est mort, ça lui fout l'cafard.- Il est mort, j'ai trouvé son cadavre quand on quitté la cabane dans la forêt.
Norma le regarda avec des yeux ronds et emplis d'une certaine animosité. Elle n'aimait pas qu'on lui cache des choses.
-
Mais faut lui dire... !- Elle va faire tout un drama si on fait ça. Crois-moi, c'est mieux de la laisser dans l'ignorance. Au moins elle a une raison d'avancer et de nous suivre.
C'était pas faux, mais quand même... Si la confiance n'existait plus au sein du groupe, il était bon pour s'effriter, se décomposer et partir en sucette. Comme David qui a déserté en pensant qu'ensemble, ils n'allaient pas survivre. Et il avait pas trop tort, ceci dit : après tout, là, ils étaient sept.
16.12.2015 ▬ ???, ???
Ça semblait être une bonne idée, alors Norma avait accepté. Puis même si c'était une idée de Milly, tout le monde aussi s'était dit qu'on était suffisamment en rade de solutions pour pouvoir aller chez elle. À traverser les rues infectées, éviter les militaires, sortir « pratiquement indemnes » des disputes entres civils... Elle disait avoir une grande maison et elle ne s'était pas foutu d'eux. C'était pas loin de Grosse Pointe, dans les grandes lignes, mais on y était plus, une fois là-bas. Et Norma ne connaissait pas le coin du tout. La maison avait deux étages, et était quasiment collée à ses voisines. Le coin n'était vraiment pas dégueu, il n'y avait que le jardin qui faisait pitié.
Milly avait insisté pour entrer la première seule, afin de voir si sa famille (ses parents et son grand-père) allaient bien. Idée de con, là, en revanche. William ne l'avait pas écouté et avait enfoncé la porte sans prévenir, qui n'était même pas verrouillée. À l'intérieur, pas de chair pas fraîche mouvante. Mais des cadavres troués de la tête. Le corps du papy était allongé négligemment sur le sol, et même pas blessé. Il avait peut-être succombé à une crise cardiaque ? N'y avait qu'un trou très moche dans la tempe : clairement, on l'avait « tué » une seconde fois avant qu'il ne se transforme.
Milly monta les escaliers trois à trois pour atteindre la chambre parentale et Norma fut la première à la suivre. Le couple se tenait la main dans le lit... et le père avait un flingue. Leurs têtes se touchaient. Une balle pour traverser quatre trempes d'un coup. Au moins, ni l'un ni l'autre n'avait à assassiner sa moitié.
Mais elle était où, Milly, pendant ce temps ? s'intrigua l'Anglaise. Elle n'avait pas pu lui demander – surtout en ce lieu, au milieu de tout ça – car elle avait disparu ailleurs, et Aaron lui parlait.
- Elle méritait de les voir.
On s'en fichait un peu, maintenant. Mais si tout les trois étaient ici, pourquoi Milly était avec eux ?
- Je m'demande si on pourrait voir les miens, après...
-
Ils sont vers où ?- … Nan, oublie. Ils sont pas dans le coin, en fait.
Aaron lui parlait souvent. Pas comme si elle ne parlait pas avec les autres. Lucas était sympa, aussi, mais du genre timide. On lui en voulait jamais, à celui-là. Il avait même le béguin pour Milly. Joli couple. Pas bonne ambiance.
Et puis, histoire d'amour vouée à l'échec.
Car dans la chambre de Milly, poussiéreuse, elle venait de s'y pendre.
Quelqu'un aurait dû l'accompagner, mais personne n'y a pensé. Jordy avait découvert son corps avec Laetitia, qui a crié. C'était trop, pour Milly. Et peut-être qu'elle savait déjà que sa famille était décédée. Qu'en fait, son plan, c'était pas de les retrouver ou de se mettre en sécurité à la maison, mais de mourir chez eux.
Norma avait perdu une amie, et depuis, c'est super dur de se sentir capable de s'en faire d'autres.
24.01.2016 ▬ Maison de Milly, ???
Norma avait aidé à déplacer les cadavres des parents et du grand-père, mais pas de Milly. Pas possible, trop dur. Et puis, il était trop « nouveau » pour qu'elle puisse se sentir capable de le balancer alors qu'elle était vivante y'a même pas une heure.
Ça m'saoule, avait-elle pensé. Des gens qui meurent tout le temps et qui abandonnent. Laetitia voulait montrer sa sympathie mais restait très maladroite : elle rapportait sa peine sur son copain, qu'elle ne savait toujours pas mort. Sur le moment, elle avait très envie de le lui dire, mais Laetitia semblait aussi meurtrie de sa disparition que de la mort de Milly.
Norma finira-t-elle par mettre fin à ses jours également ? Peut-être pas en se jetant sur des rails, puisque les trains ne passent plus. Et pas de somnifères, les médicaments sont devenus rares et difficiles à trouver.
C'est avec un peu de honte que la bande de six adolescents maintenant occupe les lieux. Le coin était plutôt tranquille, le bémol restait les vivres quasiment absentes, ainsi, il fallait souvent faire des voyages et des investigations pour trouver de quoi survivre.
Un jour, une nouvelle dispute éclata entre Jordy et William. Cette fois-ci, ils demandèrent à Norma de prendre partie. Jordy était dans sa classe, au lycée, et il était déçu de voir que l'Anglaise ne voulait en aucun cas le défendre (ou même William). C'était le début de tensions plus lourdes, qui grimaient de plus en plus toute la bande.
Aaron passait plus de temps avec Norma, et Laetitia et Lucas étaient dans leurs coins.
08.02.2016 ▬ Maison de Milly, ???
L'hiver semblait plus dur que l'année passée. Les chauffages de la maison ne marchaient pas et il n'y avait plus de bois. Aaron et Norma étaient seuls face à la cheminée froide et vide du salon. L'Anglaise ne cessait de se plaindre qu'elle gelait, et le beau-gosse lui faisait la conversation avec des sujets qui l'agaçaient plus qu'ils ne la divertissaient de la température. Puis il lui demanda si elle voulait qu'il la réchauffe avec un câlin. Elle avait rit, nerveusement. C'était la première fois depuis des mois, et c'était pour rire sans en avoir envie, sans que ça ne soit drôle.
Ce n'était pas vraiment une demande. Aaron profitait de l'absence des garçons et de Laetitia qui dormait à l'étage pour poser une main sur la cuisse de la dure à cuire. Il se rappela de ce fort caractère lorsqu'elle le gifla, et lui gueula dessus qu'elle n'était pas un bout de viande. Et que même si c'est la fin du monde, aucun prétexte dans cette merde n'allait la faire s'allonger, que ce soit pour se réchauffer ou autre connerie. Y'avait plus important en ce moment, merde.
Le rapprochement entre eux avait cessé, et encore, c'était pas le pire.
-
Vous êtes CONS ! J'y crois pas qu'on puisse être aussi CON ! On était d'accord, on devait rien lui dire ! Putain ! Personne ici sait c'qui faut faire ! Vous êtes TROP CONS !- Tu vas où ?!
-
J'vais la chercher ! Connards ! Vous êtes des connards ! Vous avez laissé crever Milly, ça va pas recommencer avec Laetitia !Hors d'elle, Norma fut la première à quitter la maison, batte à la main. Dakota la suivait, et éternuait souvent à cause de la neige qu'il avait régulièrement sur le museau. Dans la rue, les garçons la rejoignaient, et la catastrophe surgit plus loin, plus tard. Laetitia avait eu la malchance de se retrouver au milieu d'une horde de laquelle elle ne put ressortir vivante. Elle criait à l'aide, Norma pouvait entendre ses cris de terreur mêlés à ceux d'agonie. Les os qui craquent et la chair qui se déchire était le bruit le plus flippant qu'elle avait entendu dans sa courte vie (car elle n'avait que vingt ans, et allait sûrement vivre encore longtemps avec ça). Un carnage en plus.
William aussi mourut dans la fuite.
Le froid, le sang, tout ça, ça faisait juste
trop. Norma écrasa avec une force brute la tête d'un rôdeur qui essayait de s'en prendre à son chien.
15.02.2016 ▬ ???, ???
-
On est PAS ensemble !- Il m'l'a dit, sale mytho' ! Tu m'dégoûtes à jouer les sainte-nitouches et les fragiles parce que les autres sont morts, mais baiser avec Aaron, ça ça t'enjoies !
-
J'vais l'défoncer. Lui péter ses burnes. Les lui arracher et les filer en pâture à Dako'.- Et ton chien, parlons-en, il m'fait flipper. Il a essayé d'me mordre ! J'ai cru qu'j'allais perdre mon nez ! Et il aboie trop, ça a attiré ces dégueulasseries plein de fois, c'est une merde ambulante !
-
Laisse mon chien en dehors de ça, t'as pas intérêt à y toucher.Les disputes étaient plus vives, régulières, et Norma perdait peu à peu de sa patience, que ce soit avec Jordy, Aaron (surtout Aaron) et même Lucas, l'adorable garçon qui ne disait jamais rien et qui rentrait la tête dans les épaules quand elle criait. En fait, Norma avait perdu toutes les attentes qu'elle espérait pouvoir tirer de l'humanité qui survivait. Elle pensait que ceux qui tenaient encore debout étaient braves, un brin sympathiques et surtout raisonnables. Pas comme David le voleur. Ni Milly la désespérée. Ou Laetitia la fonceuse. Et encore moins Aaron l'abruti.
Norma menaça le départ, mais comme elle s'y attendait plutôt, on ne la retenait pas. Sur le moment, la colère faisait toujours faire des choses insensées et dangereuses, genre laisser une demoiselle au milieu de la ville infectée. Tant pis pour elle. Et tant pis pour eux. Ce n'était pas la dispute sur Aaron qui la faisait définitivement fuir. Il y avait tant de facteurs insupportables, et « prendre l'air » allait lui faire du bien, même si c'était une bêtise de se retrouver seule.
Je suis pas seule.Dakota était à ses côtés, et il le prouva en mordant brutalement le bras d'Aaron qui essaya de la retenir – mais pas pour de gentilles raisons. La fierté de personne ne pourrait la retenir, elle allait agir pour elle-même. Et pour son berger allemand. Ça marcherait toujours mieux que de rester avec eux. Norma quitta les survivants avec qui elle a passé la majeure partie de l'apocalypse. Ce n'était plus que deux membres d'une meute indissociable, maintenant.
01.03.2016 ▬ Fort Hope, Grosse Pointe Park.
La faim, le froid et la fatigue la tiraillaient de façon injuste.
Ce qu'elle avait le plus dans son sac, c'était de la nourriture pour Dakota. Lui, au moins, n'allait pas mourir de faim. Mais en entendant son ventre gargouiller, elle se demandait si ça ne serait pas une petite alternative d'urgence. C'était déjà dur de trouver de la nourriture en groupe, alors seule...
'fin, la seule humaine, hein... Elle n'allait jamais sacrifier Dakota de quelque manière que ce soit, alors manger la pâtée ou le chien... - une idée soumise par William, ce connard mort pour des connards – non. Alors que fallait-il faire ?
Elle était fatiguée, et en avait juste marre. Elle parvenait encore à se défendre contre les rôdeurs, avec sa batte, les avertissements de Dakota, leur vigilance couplée, mais ça ne lui amenait pas des points bonus pour vivre à côté. La survie et la survie n'étaient pas très liées malgré tout. Le froid commençait à se réchauffer, mais de toutes façons, les doigts de Norma étaient trop gelés pour s'en rendre compte : elle n'avait plus de veste, et son jean était troué au niveau des chevilles.
La neige avait fondu. Elle avait retrouvé Grosse Pointe sans savoir où aller. Et si elle retombait sur des « survivants du camp A ou C » ? Les souvenirs de la Jeune Guerre lui revenaient en mémoire.
Dakota aboya dans une direction et courut sans l'attendre. Normal l'appela avec une voix tordue par le froid et sans doute un début de rhume sévère. Derrière un mur, puis un banc de voiture, il y avait des meuglements de rôdeurs, mais elle n'était pas en danger.
L'immense entrée décorée de ces bestioles qui ne pouvaient bouger lui amenait un déclic étrange. Où était-elle tombé ? Dakota aboyait à quelques mètres de la porte, le museau levé vers l'une des tours qui gardait l'endroit. Ça n'était pas une erreur, il y avait au moins une personne en vie par-ici. En s'avançant, elle entendit un homme lui crier sans froideur mais sans sympathie non plus :
- Stop ! Qui est-ce ?
-
... Je... … J'm'appelle Norma...Elle toussa. Sa gorge était enflammée, elle était définitivement malade. Et pourtant, elle était sauvée.
Les portes de Fort Hope s'ouvrirent pour elles. Elle avait atteint une destination « de rêve » pour les survivants de son genre. Sans doute n'avait-elle ensuite pas vu autant de survivants et de gens avec du sens dans un seul et même endroit. Sa garde mettait du temps à se baisser, et en fait, elle ne le fit pas pendant les premiers jours. Le temps de réaliser qu'ici, dorénavant, elle allait vivre de manière fixe.
Dakota grognait après beaucoup d'étrangers, et restait plus que jamais collée à sa maîtresse. Le duo se retrouva encore plus proche qu'il ne l'a été avant ou pendant l'apocalypse.
Ils étaient deux chiens sauvages au milieu de la cage.