J'ai l'impression que cela fait longtemps que je n'ai pas ressenti mon corps. Tout autour de moi est nébuleux et l'endroit dans lequel je me trouve semble fait de fumée et de poussière, tout y est mort. En m'approchant de la baie vitrée, j'observe dans un souvenir mes parents, comme spectatrice de ma propre naissance. Une sage femme s'exclame enfin, entre les soupirs de ma mère et les cris de joie de mon père "Des jumeaux, une fille et un garçon !" J'entends vaguement mon père supplier sa femme de nous appeler comme les héros de ce qu'il m'a présenté comme la plus grande saga cinématographique jamais réalisée. Cela lui apparaît comme une évidence alors qu’ils viennent d’avoir des jumeaux.

Mes souvenirs sont confus et j’ai l’impression de me promener dans la pensine d’Albus Dumbledore lorsque tout le décor de mon rêve pseudo-conscient s’écroule pour se reconstituer en un éclair. Il s’agit de mon premier jour d’école et Luke et moi sommes dans la même classe ; assis à côté. Un garçon tente d’intimider mon frère. L’action se passe très vite et je ne vois pas vraiment ce qu’il se passe. Le temps se fige au moment où je plante mes ciseaux dans sa jambe.

Nouveau changement de décors et après que le vertige soit passé, je me reconcentre sur ce que je vois. Mon père est en train de hurler sur mon souvenir de moi à cette époque. Il crie des choses à propos de Luke, de mon avenir et d’un certain Tyler.
Oui ça me revient ! Tyler était une brute qui me tabassait à toutes les récrées quand j’étais au collège. Du moins c’est ce qu’il faisait jusqu’à ce que j’en parle à mon frère. En me rappelant ce détail, mon souvenir change et le visage de mon double prend la forme de celui de mon frère, c’est lui qui se fait engueuler, mais je ne sais plus pourquoi. La voix de mon père semble si lointaine.

Quelques années plus tard, nous sommes les quatre dans une voiture et je vois par la fenêtre un grand bâtiment blanc sur lequel est écrit : Wayne State University. Mes parents sont en train de parler de leur fierté vis-à-vis de ce moment et leur voix sont tellement claires que j’en conclue que leurs paroles sont gravées dans ma mémoire. Au moment de sortir de la voiture, je vois mon père en sortir également et courir vers moi. Il me dit qu’il nous aime et me tend un petit objet. Je ne l’avais jamais remarqué, mais on dirait qu’il va pleurer, peut-être que mon souvenir est erroné. D’un autre côté, il n’a jamais été du genre très expressif et je sais que ce moment a dû être éprouvant pour lui. C’est objet qu’il m’a donné et qui ne m’a jamais quitté, c’est son harmonica.
Je suis ensuite mon souvenir dans l’université et tout semble prendre quelques années au fur et à mesure que je suis Luke et Leïa bis dans le couloir. La porte suivante nous emmène dans ce qui semble être mon bal de fin d’études de premier cycle. J’observe l’environnement tout de même très joli jusqu’à ce que tout s’arrête comme si je ne pensais plus qu’à une chose. Dans ce silence soudain, un hurlement se fait entendre et j’aperçois enfin une version de moi en pleurs devant un garçon qui si je me souviens bien s’appelle Jake. Ce n’est pas mon premier mec, mais ce qu’il reproche à mon double, me reproche, à se moment, c’est de l’avoir trompé. Je me dois d’être honnête avec moi-même et je sais pertinemment que je n’en ai jamais rien eu à foutre de ce mec malgré le fait que mon souvenir de moi verse toutes les larmes de son corps.
C’est au moment où il me lance une insulte homophobe que mon frère apparaît en lui envoyant une grande droite. Ok, je viens de revivre mon coming-out à la fac...

Je me dis que j’aurais peut-être pu mieux gérer l’information à cette époque pour ne pas trop l’ébruiter avant que le décor ne change à nouveau. Mon frère se trouve dans mon ancienne coloc étudiante et il me sermonne sur le fait que je n’en ai jamais parlé. Il tente de me rassurer, j’ai toujours su qu’il était sincère. Il ne m’a jamais rien reproché, il ne pouvait pas encadrer les homophobes avant ça et c’est sur un des moments les plus heureux de ma vie, celui de mon frère me prenant dans ses bras, que s’achève ma période universitaire.

Je me retrouve projetée dans une voiture à la frontière Canadienne et je nous vois, tout fous de faire un road-trip au Canada pour notre fin d’études. Je vais probablement devoir investir ma première année de salaire pour rembourser le crédit que j’ai fait pour ce voyage, mais ça en vaut la peine.
Le paysage se précise lorsque mon double échange de place avec celui de mon frère et on se retrouve dans le sens inverse, quittant Montréal. Je semble totalement paniquée et les mots qui sortent de ma bouche n’ont pas vraiment de sens : des morts qui se relèvent et un massacre cannibale. Les choses commencent à me revenir en tête quand mon frère parle de rejoindre Detroit au plus vite.

Tout disparaît pour laisser place à un autre décor : celui d’une sorte de petit village dont une des cabanes en bois semble particulièrement nette dans ce flou d’ambiance. Je m’en approche et aperçois par la fenêtre mon frère avec une jeune fille, son nom me revient, elle s’appelle Julie. Je m’éclipse et il me revient une conversation où Luke fait ses adieux à sa copine pour nous permettre de rejoindre nos parents à Detroit. Ça, c’est six mois après l’avoir rencontré et presque un an après le début de l’apocalypse qu’on arrive enfin à Detroit, notre ville natale.

Nouveau saut temporel et me voilà face à mon frère, un couteau sous la gorge. Des types nous ont attrapés pas loin d’où on a garé nos véhicules et l’homme derrière moi me tire par les cheveux pour me jeter par terre avant de me mettre un coup de pied dans les côtes. La douleur est bien vive et je la ressens physiquement, elle est donc toujours là, quelque part...
Je revis avec horreur la mise à mort de mon frère par un des trois sauvages et mon passage à tabac. Je finis ligotée au plafond par les poignets et ma vue bloquée par un sac en tissu dans lequel je crache du sang. Je parviens à me souvenir d’une phrase : « dépêchez, le boss va pas tarder à rentrer et on doit être là quand il arrivera. »
J’entends le bruit d’un corps qu’on traîne et le claquement de la porte. J’ignore le temps que j’ai passé ligotée là, mais ils ne sont pas revenus. Finalement, je vois mon moi antérieur se délester de ma seule et unique bague pour tenter d’abîmer la corde grossière qui la maintient par les bras. Après plusieurs tentatives, la corde cède et je tombe au sol comme une masse. Un craquement se fait entendre ainsi qu’un hurlement quand mon épaule gauche rendue fragile par le temps passé suspendue par les poignets touche le sol. De ma main droite valide, j’ôte le capuchon de ma tête et pousse un grognement de douleur en voyant mon épaule déboîtée. Mes habits sont devenus des haillons sous les coups de ces barbares et j’ai plusieurs plaies qui n’ont pas encore totalement coagulé sans oublier mon œil gauche ait tellement enflé que seul un rayon de lumière filtre par ma paupière gonflée. Je rampe à terre jusqu’à ce qui ressemble de loin à une cuisine et ouvre les placards jusqu’à trouver une bouteille à moitié pleine de vodka. En espérant que cela suffira, je m’en verse partout dessus et pousse un hurlement de douleur.

Je me vois ensuite me redresser sous l’influence de l’adrénaline, attraper mon harmonica qui est la seule de mes affaires qu’ils ont laissées là pour sortir par la porte avant de me retrouver nez à nez avec la tête de mon frère, posée sur une table de jardin comme s’il s’agissait d’une plante verte. Je ne peux m’empêcher de la retirer et de la dissimuler plus à l’écart, je ne vois pas le reste de son corps, mais je ne suis pas en état de lui apporter plus de soins.
Anéantie, j’erre pendant plusieurs heures avant de retrouver ma moto cachée sous des branches. La redresser me demande la majeure partie de mes forces restantes et quand j’y parviens, je mets au point un stratagème pour pouvoir démarrer malgré mon épaule démise.

Je me vois filer à toute vitesse en direction de la Public Librairy en face de laquelle se trouve la maison de mes parents. Je sais qu’eux sauront me réconforter !
J’y arrive enfin, probablement grâce à un miracle et pénètre à l’intérieur. Rien ne semble avoir bougé et le salon est impeccable. Je profite de cet instant de répit pour sortir une photo de ma famille au complet d’un cadre et la glisser dans ma poche. Un bruit dans le bureau au rez-de-chaussée me fait sursauter et je m’y aventure pleine d’espoirs.
J’entre dans le bureau et me dirige vers la fenêtre pour tirer les rideaux et y voir plus clair avant d’apercevoir mon père qui se dirige vers moi les bras tendus.

Je souris devant la première vision positive depuis des jours et tends le bras vers l’homme qui m’a élevé. Puis mon souvenir devient plus clair et son visage devient de plus en plus gris et... mort. Avant que je n’aie eu le temps de réagir, il s’est jeté sur moi et nous traversons la fenêtre avec violence. Ensuite c’est le noir complet.

Mon nouveau souvenir me paraît différent. Les couleurs sont plus vives et je sens une douleur répandue dans la quasi-intégralité de mon corps. Ces sensations me font penser que ce n’est ni un souvenir ni la mort. J’entends quelqu’un parler à côté de moi : " [...] Pas encore réveillée. [...] médicaments, devoir abréger [...]. » Quelqu’un s’oppose et il semble y avoir une dispute autour de moi. Finalement, le calme revient et je tente d’ouvrir un œil malgré la douleur. Je n’ai aucune idée d’où je suis, mais le simple fait de solliciter mes muscles du visage pour ouvrir les yeux me fait atrocement souffrir et la seule action qui me semble réalisable sans trop d’effort est de pousser un râle de douleur en me tordant sous la pression d’une de mes côtes fêlées.

J’ouvre finalement les yeux pour me retrouver face à un homme d’un certain âge au regard d’un bleu profond. Je n’ai aucune idée de ce que je fais là, mais je dois probablement la vie à ce type barbu avec sa chemise en jean. Dans ma tête, une information résonne comme un écho : Luke est mort, mes parents sont morts, tout le monde est mort, est moi je suis vivante.