Affalé contre le mur, le visage collé à la vitre et le regard fixe en direction des nombreux bâtiments délabrés et habités plus que par des rôdeurs, Natrach s’endormait presque. La tête reposée sur une main, il poussa un bâillement de fatigue et d’ennui. Le jeune garçon était supposé monter consciencieusement la garde au sommet de la tour postée à l’angle de de Berkshire Road mais n’ayant aucune arme sur lui hormis sa dague, il ne pouvait pas se rendre plus utile en cas de danger – si ce n’est que sonner l’alarme. En revanche son binôme, lui, avait contre son torse un fusil qu’il était justement en train de nettoyer. Ce n’était même pas un militaire, juste un civil doté d’un bon tir. De toute façon, cela l’arrangeait qu’on file le sale boulot à quelqu’un d’autre car si la situation dégénérait, il pourrait directement prendre la poudre d’escampette. Personne n’en attendrait plus de lui, le nouvel adolescent qui s’était enrôlé depuis à peine quelques jours dans l’armée.

Son partenaire de surveillance n’était pas très bavard, un soulagement pour Natrach qui se serait quand même bien passé de sa compagnie. Cependant, les activités du camp de Fort Hope s’effectuaient toujours au moins par groupe de deux personnes – principe de sécurité. Le garçon aux cheveux bruns n’était toujours pas très à l’aise dans cette ville et pour cause, il y avait déjà mis les pieds l’année dernière… En d’autres circonstances.

Quand l’équipe suivante vint prendre le relais, le jeune homme laissa à l’autre le soin de faire son compte rendu. C’est-à-dire « RAS ». Puis il déguerpit sans dire un mot et prit le chemin jusqu’au domicile où il avait été affecté en passant par le parc. Bien qu’il avait une longue journée dans les pattes, Natrach n’était pas vraiment impatient de rentrer si bien qu’il laissa s’échapper un soupir quand il arriva devant chez lui. Cette propriété où on lui avait permis de résider ne serait jamais sa maison, néanmoins il y habiterait jusqu’à ce que les choses changent, quand il sentirait qu’il serait plus en sécurité à l’extérieur des barricades. S’il avait bien appris une chose lors de l’Epidémie, c’était qu’il ne pouvait rien prendre comme acquis. Un jour, Détroit serait complètement détruite ou alors sous l’emprise d’un autre groupe et à ce moment-là, ils devraient tous partir. Ou crever sur place en essayant de défendre ces ruines, songea-t-il.

Il se décida enfin à tourner la poignée et à peine eut-il le temps d’entrer qu’une voix venant du salon s’éleva. Il est encore là, lui ? Se dit-il en grognant. Natrach s’avança jusque dans la pièce à côté où était allongé sur le canapé Ariel, son colocataire. Le jeune homme n’avait pas choisi de vivre avec quelqu’un d’autre – il aurait largement préféré être seul. Du coup, il s’était retrouvé avec un autre chien de l’armée, un peu plus âgé que lui mais heureusement pas trop emmerdant, enfin c’était relatif. Ce dernier semblait enchanté de le voir, c’était inhabituel. Natrach leva un sourcil, dubitatif, en déposant ses affaires sur un fauteuil.

“Young tu es là, quelle surprise. Si j’avais su que j’allais être aussi bien accueilli je t’aurais acheté un bouquet après le taf.” Fit-il d’un ton sarcastique. Il s’approcha de son compagnon et lui pris le magazine des mains, l’adolescent examina rapidement les pages puis ricana. “Tu t’es mis au tricot maintenant ? C’est ce que tu comptes m’offrir pour Noël ? T’es vraiment pas obligé tu sais…”

Natrach laissa échapper un rictus à la remarque de son colocataire, qui s’intensifia lorsque celui-ci s’exclama, contrarié que le nouveau militaire se serve sans lui demander. Cependant, Ariel ne protesta pas bien qu’il ne se priva pas de rétorquer mais le bleu fit mine de ne pas l’écouter et continua paisiblement sa lecture.

“Hm... Techniques pour monter des mailles facilement sans vous piquer les doigts. Ah, ça a l’air d’être intéressant.” Ironisa-t-il tandis que l’autre reprit son magazine, visiblement toujours satisfait de sa répartie.

Combien de temps ça va durer ? Pensa le bleu en soupirant. Natrach fronça les sourcils quand son camarade étendit ses lèvres en un sourire fourbe.  Le garçon brun devina qu’il avait une idée derrière la tête. C’est mauvais signe.  Ses suspicions redoublèrent à la question d’Ariel. Qu’est-ce que ça changeait pour lui si sa journée avait été bonne ? Pourquoi cet intérêt soudain pour son bien-être ? Sur la défensive, le jeune homme répondit.

“Pas pire que d’habitude. J’étais de garde avec un mec pas très causeur.” Natrach fit une pause avant d’ajouter d’un air provocateur. “Merci pour ta sollicitude, chéri...”

Il allait lui demander à son tour comment s’était passé sa journée – en bon ami soucieux qu’il était – mais son collègue ne l’en lui laissa pas le temps. Le nouveau souffla, vexé. Quand on sera sur le front, gare aux balles perdues... Se dit-il en grommelant dans sa barbe. Le jeune soldat attendit patiemment que l’autre finisse son monologue soporifique et la mention de son frère piqua son attention. J’ai l’impression qu’il cherche à m’énerver aujourd’hui. Si c’est ça qu’il veut, on va être deux à jouer.

“Ton frangin ? C’est pas le mec qui tourne souvent autour de la maison ? Je crois que je l’ai vu tout à l’heure... Non, j’en suis même sûr, vous vous ressemblez beaucoup. Vous avez tous les deux une tête à claques.” Clama Natrach en se retournant pour s'installer mollement sur un siège avec un sourire en coin.

En réalité, il ne connaissait pas du tout le frère d’Ariel – il ne savait même pas que le militaire avait une fratrie jusqu’à maintenant. Il ne se souvenait pas que son colocataire lui en ait déjà parlé ou alors il avait oublié, ou bien pas écouté. Mais à la façon dont il venait de parler lui avec inimitié, Natrach se doutait que les deux frères ne s’appréciaient pas ou plus. Et si Ariel continuait à jacter sur lui, c’est qu’il n’était pas indifférent à ce qu’il s’était passé entre eux. Le jeune homme y flairait une vieille blessure, en tout cas il l’espérait, et donc une parfaite aubaine pour gâcher sa journée si passionnante et agréable jusque-là.