Sortir de Fort Hope n’était pas devenu un problème en soi, mais Anja avait un peu de mal à se plier aux consignes qui étaient les leur. Signer un registre indiquant où elle partait, et l’heure approximative de son retour était sans doute, dans les faits, une bonne idée, au cas où un survivant venait à disparaître mystérieusement, pour envoyer du secours à sa recherche. Mais dans la théorie, et puisque la jeune policière savait que personne dans le camp, à part Ezra, ne s’inquiéterait de ne pas la voir rentrer, et ne partirait donc sans doute pas dans les rues de Détroit pour mettre la main sur la demoiselle, elle y voyait surtout un moyen de la pister, de pouvoir surveiller les allées et venues, les faits et gestes de chacun. Et autant dire que cette idée était loin de lui plaire, elle qui chérissait sa liberté au-delà du raisonnable.

C’était pour cette raison qu’elle n’avait pas inscrit la vraie destination de sa petite escapade du jour sur le cahier en question. Pour ça, et parce que les militaires, ou n’importe qui d’ailleurs, vérifiant le registre des sorties risqueraient de ne pas apprécier de voir où se rendait Anja. Si bien que plutôt d’indiquer le quartier de l’église de Greater Grace Temple dans lequel elle allait, elle renseigna une adresse complètement aléatoire, et quitta le camp sans un regard en arrière. Elle passa devant les quelques militaires en faction devant Fort Hope, et emprunta les rues correspondant à la destination qu’elle avait indiqué, avant de bifurquer quand elle fut hors de portée de quelques yeux indiscrets. La brune était méfiante, c’était dans sa nature, mais elle était encore plus ces derniers temps, et avec l’arrivée des militaires. Ombre parmi les ombres, Anja se fondit dans le décor, se collant aux carcasses de voitures, courant à moitié pliée pour rejoindre l’angle d’un bâtiment, longeant les façades pour passer inaperçue, et avancer dans les rues de la ville malgré tout.

Ce fut grâce à cette technique qu’elle rejoignit sa destination sans rencontrer le moindre souci, s’arrêtant le temps de laisser filer la menace si besoin, ou contournant les quelques rôdeurs qui pouvaient se dresser sur son chemin. Et ce fut toujours grâce à cette même discrétion qui la caractérisait qu’elle parvint à se glisser dans l’église sans faire le moindre bruit, et à se couler dans l’ombre de l’un de ses piliers, pour se cacher de la vue de son seul occupant. Elle trouvait ça étrange de le trouver là, peut-être à prier un dieu qui pour Anja, aussi peu croyante fut elle, les avait abandonnés depuis longtemps. La brune ne chercha pas à l’interrompre, et bientôt, le jeune homme ne tarda pas à s’emparer de son épée pour faire quelques gestes amples du poignet, découpant l’espace autour de lui. Intriguée par ce spectacle, la jeune femme finit par prendre appui d’un air nonchalant contre le pilier, les bras croisés sur sa poitrine, sans le quitter des yeux. Elle n’était pas pressée, et pouvait bien attendre qu’il la remarque de lui-même. Ce qui ne tarda d’ailleurs pas.

Anja l’observa sans un mot se figer, puis ranger son épée, et même esquisser une espèce de révérence qui lui fit hausser un sourcil. Une légère moue déforma les lèvres de la policière quand il s’adressa enfin à elle, et faisant un pas dans sa direction, la brune sortit enfin de l’ombre, lui dévoilant entièrement son visage. « -Etrangère, hein ? On dirait que t’as la mémoire courte, Jonasson. » Ses bras se décroisèrent et s’allongèrent contre son corps, tandis qu’Anja dévisageait Abel, ce fantôme du passé qu’elle avait connu dans une autre vie, dans celle qu’elle avait menée il y avait des années à Détroit, et qui était désormais loin, très loin derrière elle. « -Y’a des nanas qui pourraient se vexer pour moins de ça ! » Pourtant, que cet amant qui avait partagé ses draps une éternité plus tôt ne se souvienne plus vraiment d’elle était loin de déranger Anja, qui convenait volontiers que pas mal d’eau avait coulé sous les ponts depuis ces temps-là. « -Tu devrais éviter de traîner par ici, ta peau est mise à prix. » Pas d’introduction, de préparation mentale, pas de « assieds-toi, j’ai quelque chose à te dire », jamais avec la brune. Elle préférait aller droit au but, quitte à heurter, plutôt que de tourner trois heures autour du pot. Et elle venait une nouvelle fois d’en faire la démonstration.

L’endroit était pour le moins…glauque. C’était le premier mot qui venait à l’esprit d’Anja, tandis que son regard ambré partait à la découverte des lieux. Il n’avait pas été épargné par la fin du monde lui non plus, et elle imaginait sans peine des tas de fidèles venir se réfugier dans ces lieux de cultes, priant pour échapper à tous ces rôdeurs qui avaient envahi les rues. En vain, bien sûr, aucune prière, ni aucun dieu n’avait manifestement stoppé l’arrivée des marcheurs, et rien n’avait empêché le monde de basculer dans cette apocalypse que personne n’avait pu prédire. Il restait quelques bancs intacts, d’autres n’avaient pas eu cette chance, des traînées de sang rendaient les lieux angoissants, et la policière se demandait même si l’église n’avait pas été pillée, dépouillée de ses objets de valeur quand leur société était aux portes de l’effondrement. Bien sûr, elle n’en aurait jamais la moindre certitude, et cela importait finalement peu.

La voix d’Abel résonna dans le bâtiment religieux, tandis que le regard de la brunette quitta les vitraux pour regagner le visage du survivant, qu’elle observa plus attentivement. Il semblait…changé. Le visage plus fermé, et ce sourire charmeur qu’il lui avait si souvent réservé semblait avoir disparu, ce qu’elle pouvait parfaitement comprendre. Rares étaient ceux qui avaient survécu tout en restant indemnes, fidèles à ceux qu’ils étaient autrefois. Et Abel n’échappait pas à la règle. Anja resta silencieuse face à cette vaste question qu’il lui posait, à savoir ce qu’elle devenait, et elle-même semblait hésitante sur la réponse. Elle observa le siège qu’il lui désignait d’une main ouverte, et finalement, se rapprocha jusqu’à prendre place. La brune n’avait toujours pas donné sa réponse que le maton reprenait la parole, non sans se montrer légèrement énigmatique, ce qui surprenait pour le moins la jeune femme. Si un fantôme de son passé venait lui annoncer qu’elle avait de gros problèmes, et qu’il valait mieux pour elle qu’elle ne reste pas à trainer dans le coin, Anja n’aurait certainement pas pris le temps de s’installer tranquillement pour discuter. Mais Abel ne semblait pas partager ses inquiétudes, tandis qu’il lui expliquait qu’ils pouvaient remettre la conversation du pourquoi de la présence de la jeune femme à plus tard.

Elle resta silencieuse quand il expliqua que ce jeune homme qui avait réchauffé sa peau des années plus tôt ne semblait plus exister, et après l’avoir observé quelques secondes de plus, elle détourna le regard pour le poser sur l’autel, prenant un peu plus ses aises, bien que ses gestes fassent preuve d’un peu de retenue. Elle avait beau ne pas être croyante, Anja ne se sentait pas vraiment à son aise dans cet endroit, sous le regard de ce petit corps perché en haut de sa croix. « -Je crois qu’aucun d’entre nous n’est vraiment tel qu’il l’était avant. » Cette nouvelle vie les avait forcé à faire des choix parfois peu glorieux, leur survie les avait modelé, et avait fait d’eux des êtres qui peinaient parfois à se reconnaître eux-mêmes. Une nouvelle fois, elle se réfugia dans le silence, cet endroit si confortable qui l’accueillait toujours à bras ouverts, tandis qu’elle pensait quelques instants aux paroles du surveillant. « -T’es là pour les âmes égarées hein… » Ca sonnait presque étrange quand elle pensait qu’à cet instant précis, et avec son drôle de discours, c’était lui qui semblait plus égaré qu’autre chose. Elle pivota son visage vers celui du survivant, et plissa légèrement les yeux : « -Et…tu leur fais quoi, aux âmes égarées qui viennent jusqu’à toi ? » demanda-t-elle, curieuse de savoir ce qui se cachait derrière ces mots, ou cherchant juste à ce qu’Abel lui confirme une intuition.