Elle avait franchi la frontière du Michigan quinze minutes plus tôt... Pendant près de deux jours le huit cylindres de la Challenger avait carburé sans interruption, ou presque. Deux jours à voir défiler le même paysage morne et délabré qu'était devenue l’Amérique et à se demander si un jour les choses finiraient par revenir à la normale. Depuis son départ d'Eagle Lake, elle s'était arrêtée à quelques reprise lorsque la faim ou le manque de carburant l'empêchait de continuer. Le plus souvent, elle s'arrêtait pour siphonner les réservoirs des voitures abandonnées ou fouiller les haltes routières à la recherche de quelque chose à se mettre sous la dent. Animée par une sorte de transe, elle s'obstinait à rouler vers un but dont elle-même ignorait la nature. Intérieurement, elle essayait de fuir la dure réalité.

" Elle est sûrement morte... "

Surprise par le son de sa propre voix, les mains de Riley se crispèrent davantage sur le volant. Elle n'avait pas fermé l’œil depuis plusieurs jours. Avec les trucs de dingue qu'elle avait vécu ces dernières semaines, ses crises d'insomnie n'avaient fait qu'amplifier. Dès qu'elle fermait les yeux, elle revoyait le visage affolé de Lisa, perdu au milieu de cette foule paniquée. Il n'y avait rien à faire, elle avait l'impression de devenir complètement folle... Et cette maudite station de radio qui jouait de la musique classique en boucle, d'où venait-elle? Est-ce que quelqu'un n'avait réellement rien de mieux à faire que de tenir une foutue station de radio? Peu-importe, elle arriverait bientôt à Detroit et elle n'avait qu'une seule envie, trouver un endroit sûr où elle pourrait descendre sa bouteille de Whisky et gober un ou deux cachets, question de faire de beaux rêves.

Alors que la silhouette de la cité se dessinait à l'horizon, sombre et immuable, Riley s'engagea sur l'artère qui la mènerait tout droit dans le cœur de la bête, et là, au-dessus d'elle, accroché à un viaduc, elle aperçue un panneau lui souhaitant la bienvenu à Detroit, entouré par des trucs suspendus à des cordes, des trucs qui semblaient bouger. Plus elle approchait et plus ces choses prenaient forme, jusqu'à devenir ce qu'ils étaient réellement; des dizaines et des dizaines de cadavres pendus par les pieds, méticuleusement dévorés par une armée de corbeaux. Devant cet accueil morbide, Riley resta silencieuse. Elle s'apprêtait à entrer en enfer, et même si chaque fibre de son corps lui criait de rebrousser chemin, elle enfonça l'accélérateur. Au son du moteur, les corbeaux apeurés s'envolèrent alors que la radio continuait de jouer son éternelle musique classique.

Cet endroit qui fut jadis une ville bien entrentenue et vivante avait maintenant des allures de zone de guerre. Partout où le regard de la jeune femme se posait, il n'y avait que carcasses de voitures enchevêtrées, cadavres ambulants et déchets de toutes sortes. Au début, les rangs d'infectés n'étaient pas dense du tout, composé de quelques individus hagards. Plus Riley s'enfonçait de cette vision d'horreur, plus la population de charognards augmentait, au point où elle dut drastiquement réduire sa vitesse pour les éviter. Lorsque les morts commencèrent à s'agglomérer autour de la voiture et a gratter les fenêtres de leurs ongles pourris, Riley n'eut d'autres choix que de passer en marche arrière et foncer dans le tas avant que la horde ne se referme sur elle. Les pneus lâchèrent un cri sec puis la Challenger s’enfonça dans la foule grandissante, heurtant les corps les uns après les autres, escaladant et projetant les charognards sans s'arrêter.

La voiture bondit en traversant un terre-plein, soulevant Riley de son siège, mais elle ne lâcha pas l'accélérateur, survolté par l'adrénaline. Elle traversa un stationnement, bousillant nombre d'infectés sur son passage, puis un immense fracas se fit entendre lorsque la Challenger défonça la vitrine d'un centre d'achats et vint s’encastrer dans un présentoir. Un peu secouer, Riley passa en marche avant et tenta de se dégager, mais la voiture resta immobile. Voyant les infectés qui commençait à s'infiltrer par le trou dans la vitrine, la jeune femme récupéra son sac à dos sur le siège arrière avant d'enfiler son masque à gaz, puis s'empara de la mitraillette sur le siège passager. N'ayant plus une minute à perdre, elle ouvrit sa porte et commença aussitôt à canarder les intrus... Deux marcheurs croulèrent sous les balles, les autres ne firent qu'encaisser les projectiles comme des éponges.

Malgré l'obscurité, Riley trouva la sortie du magasin et s'y dirigea au pas de course, se retrouvant dans l'allée intérieure du centre d'achats. Elle courut à pleines jambes, esquivant les rôdeurs qu'elle pouvait éviter et plombant les autres... Elle courut, elle courut comme jamais, sans vraiment savoir où elle allait. Elle passa devant des dizaines de boutiques et tourna un coin, avant de se prendre un coup en pleine gueule. Quelqu'un venait tout juste de la mettre K.O. et elle ne l'avait jamais vue venir. Tout devint noir, plus aucun son, aucune image... elle flottait désormais dans un vide intersidéral avec comme seul compagnon cette indéfectible musique classique.

Citation :

Au loin, les contours de Dublin peignent leurs formes sur la toile du ciel nocturne. La ténébreuse cité est constellée de mille incendies, laissant s'échapper autant de colonnes de fumée. De temps à autre, une explosion se forme tel un feu d'artifice dans la nuit. Bien posée sur le capot d'un véhicule blindé, Riley fume paisiblement sa cigarette, obnubilé par le spectacle. Si loin du chaos, elle ne peut qu'imaginer l'horreur qui se déroule dans la zone de quarantaine. Les cris, les émeutes, les massacres... Étrangement, cette apothéose lui apporte une sorte de paix intérieure, comme la fin tant attendue d'un spectacle long et ennuyeux.

Une sirène se fait entendre, lourde et bruyante. Tout autour, la compagnie s'active... Plusieurs soldats sorte de leur couchette pour gagner leurs postes. Les autres, déjà en position, semblent soudés à leurs fusils, prêts à faire face à godzilla en personne. Riley jette son mégot et grimpe dans la tourelle du véhicule blindé. D'un mouvement machinal, elle arme la mitrailleuse et pointe son canon dans la nuit. Au loin sur la route, éclairé par les projecteurs, un nuage de poussière s'élève... Une foule, immense, colossale, fonce tout droit vers l'avant-poste. Le commandant ordonne d'ouvrir le feu, puis la pétarade commence.

La lourde mitrailleuse de Riley tressaute à chaque détonation. Elle ajuste ses tirs après chaque rafale, tente d'atteindre le plus de cible possible, puis soudain, elle réalise que la foule avance en courant... en courant. Les infectés, ça ne court pas. Ce sont des gens, des civils, poursuivis par quelque chose. Une subtile musique envahit ses tympans, dissipant peu à peu le vacarme des coups de feu. Du Mozart, ou du Bach peut-être? Riley n'en a aucune idée, mais la musique devient de plus en plus forte alors qu'elle décharge sa mitrailleuse, fauchant indistinctement humains et infectés...

Parmi les victimes, Riley aperçois un visage familier... C'est Lisa, la moitié du visage arraché et le corps criblé de balles... Elle tend son bras vers elle, l'air suppliante. Elle hurle de toutes ses forces mais ses cris sont enterrés par la musique maintenant devenue assourdissante...

Riley se réveille en sursaut, frappé de plein fouet par une douleur fulgurante, comme si on venait de lui balancer une brique en plein visage. Il lui faut quelques secondes pour réaliser qu'elle est allongée dans un lit, dans un endroit qui lui est totalement inconnu et qui plus est, différent de l'endroit où elle se trouvait il y a quelques instants. Ce sentiment de perdre momentanément conscience, de ne plus être, est si étrange, comme s'il nous permettait d'avoir un avant-goût de la mort. La cervelle de Riley se remet peu à peu en fonction, puis les souvenirs lui reviennent... Son arrivée à Detroit, les corbeaux, les morts, puis sa fuite in extremis dans le centre d'achats avant d'être assommé. Dans ce cas, l’assommeur est très probablement celui ou celle qui l'a trainé jusqu'ici, logique non?

Lorsqu'elle tente de se masser le visage, la main de Riley est stoppée net dans sa course, retenue par une paire de menottes. Plutôt que de perdre son sang-froid, la jeune femme pousse un long soupir, puis se résout à utiliser son autre main pour rejoindre la source de son mal. Retirant le chiffon mouillé, elle se caresse longuement le visage et discerne une lacération sur sa pommette gauche. Lentement, elle écarquille les yeux et commence à analyser son environnement. Elle se trouve dans un camping-car, similaire à celui qu'avait acheté son oncle lorsqu'elle était toute petite. Elle porte toujours ses vêtements, chose forte réjouissante, et son hôte a même pris la peine de lui servir de quoi manger et de quoi boire. En parlant de l'hôte, un homme se tient là, dans l'ombre.

Tel la faucheuse en personne, ce mystérieux personnage reste immobile et silencieux, masqué par les ténèbres. Impossible de distinguer ses traits, mais Riley devine un homme dans la vingtaine, assez grand et svelte. Intriguée, elle se relève sur son lit et plisse les yeux dans l'espoir de percer la noirceur, sans succès. De son fort accent, elle brise le silence...

" Qui êtes-vous? Où suis-je? "

Riley a soudainement une drôle d'impression, comme si l'ombre qui entourait cet homme faisait également partie de lui-même, incrusté jusqu'au plus profond de son âme. Une douce noirceur semble flotter au-dessus de lui, cette même noirceur qui hante Riley chaque nuit et l'empêche de trouver le sommeil. Sans trop savoir pourquoi ou comment, Riley sent une espèce de connexions entre elle et l'inconnu. Elle a beau avoir été menottée à un lit par un type louche, son sixième sens lui dicte qu'elle n'est pas en danger... autrement elle serait déjà morte ou complètement à poils à train de passer le pire quart d'heure de son existence. Curieuse d'en savoir plus sur son ravisseur, elle s'assit sur le bord du matelas, la main toujours rivée à la base de lit, et décide de se présenter.

" Moi c'est Riley... Vous êtes le premier vivant que je croise depuis près d'un mois. "

Elle pose un regard sur son assiette. Rongée par la faim, elle ne peut s'empêcher de résister et s'empare du plat composé de légumes en canne et de bœuf salé. Armée de sa fourchette, elle attaque d'abord la viande. Le goût a beau être fade, Riley n'est pas du genre à faire la fine bouche. Pour un premier vrai repas en deux jours, elle se régale.

Malgré les questions de Riley, son hôte resta de marbre, impassible derrière son ténébreux voile. Toute cette situation avait quelque chose de terrifiant, quelque chose qui aurait rendu nerveux n'importe quel être humain normal, mais Riley n'était pas normale. D'aussi longtemps qu'elle se souvienne, la jeune femme n'avait jamais ressenti d'émotion intense... Que ce soit de la joie, de la tristesse, de la colère ou dans ce cas-ci, de la peur. Elle était animée par une curiosité morbide, un désir de voir le monde dans toute son horreur. C'est en quelque sorte ce qui lui permettait de survivre.

Alors qu'elle dégustait son repas, son hôte rompit finalement le silence. Quelque peu surprise, Riley arrêta sa fourchette à mi-chemin entre son assiette et sa bouche. Il lui suggérait de manger plus lentement, sans quoi elle risquait de tout renvoyé. Riley resta immobile pendant quelques secondes, puis porta finalement le morceau de viande à sa bouche, prenant soit cette fois de bien mâcher le tout. L'homme finit par se pencher vers l'avant, sortant légèrement de l'ombre et dévoilant des traits racés et une chevelure bouclée, noir comme de l'encre.

" Moi c’est Robin, j’espère que tu ne te formaliseras pas des menottes, mais je pense qu’il serait raisonnable que tu les gardes le temps qu’on discute toi et moi et que je sois sur que tu n’es pas mordues. "

Robin... Elle pouvait finalement mettre un nom sur le prince des ténèbres. Alors qu'elle s'apprêtait à entamer ses légumes, Robin poursuivit.

" Tu es dans un camp sous la protection des Punishers, autant te dire que les morts ne sont pas un problème pour toi actuellement. Mais avant que je te demande d’où tu viens et si tu es seule, j’ai besoin de savoir quelques choses. Les trois connards qui t’ont explosé la tronche me jurent sur leurs bijoux de famille que t’as juste à te plaindre d’un mal de tête a cause d’eux. Tu confirmes leur version ? "

Les Punishers? Avec un tel nom, ces gens n'étaient certainement pas des bienfaiteurs. Riley déposa son assiette sur la table de chevet tout en terminant sa dernière bouchée. L'homme devant elle n'était donc pas celui qui l'avait assommé, jusqu'à un certain point, il se souciait d'elle. Sans les avoir vue, elle se faisait déjà une bonne image des brutes qui était à son service... L'apocalypse avait cette curieuse manière de métamorphoser les honnêtes gens en bandits, et les bandits en véritables bêtes. C'est ce même phénomène qui avait transformé son bataillon en une bande de sauvages.

" Tu veux savoir s'ils m'ont violé c'est ça? "

Bien qu'elle aurait aimé répondre par l'affirmative, simplement pour voir ce qu'il adviendrait des trois larbins, elle trouvait bien trop dégradant et humiliant de feindre ce genre de douleur.

" Non... à part me foutre la migraine du siècle, ils ne m'ont rien fait. "

Elle-même avait du mal à y croire, surtout après avoir vu ce que les gars de son bataillon réservaient aux jeunes femmes qui croisaient leur route. Robin devait être un chef hors paire pour préserver une telle discipline chez ses hommes. Il leur inspirait la peur.

" Pour répondre à tes autres questions, j'arrive du canada... J'étais avec l'armée là-bas, mais nous avons été écrasés par les morts. À ma connaissance, je suis la seule survivante. "

Sur ces derniers mots, une étincelle de chagrin sembla surgir au milieu de son regard abyssal, aussitôt effacé par l'apathie et la neutralité dont elle faisait toujours preuve. Elle ne connaissait rien de Robin et de ses intentions... était-ce un interrogatoire calculé? Tentait-il de la recruter pour épaissir ses rangs ou voulait-il simplement jouer avec elle avant de la jeter en pâture aux loups? D'un ton morne et serein, elle en vint à poser la seule vraie question qui avait de l'importance.

" Qu'attends-tu de moi? "

Robin esquissa un sourire. Ce qu'il dit par la suite, elle l'avait tout à fait compris. Depuis l'infection, c'est le monde en entier qui n'avait plus rien de joyeux et selon Riley, il était bien mieux ainsi. Pour une inadaptée sociale qui n'avait jamais été à sa place parmi les humains, la contagion semblait être une bénédiction, mais même l'anéantissement de tout ordre social ne pourrait lui permettre d'échapper à la vie en communauté. Malgré tout, Robin avait quelque chose de fascinant... cette lueur hypnotique propre à tous les grands leaders. Nulle ne pouvait ignorer ce regard intense, ou ces mots qui coulaient aussi naturellement qu'une bouteille de whisky dans un pub irlandais. Cette force, Riley n'avait jamais su la maîtriser.

" La vraie question à se poser est plutôt de savoir ce que toi tu attends de la suite. "

Ça, elle l'ignorait complètement... Bien qu'elle ait voulu s’effacer et assister secrètement au spectacle de la fin du monde, elle devait y participer et monter sur scène. Ne sachant trop que répondre, elle resta silencieuse. Robin l'accusait d'un regard à la fois interrogateur et sévère. Riley passa lentement sa main dans ses cheveux sales, essayant de chasser son mal de crâne... Elle entrouvrit la bouche mais aucun son n'en sortie. Ses yeux se mirent soudainement à refléter le vide absolu de son existence. Avec ces quelques mots, Robin lui rappelait qu'elle n'avait jamais vraiment eu de projet ou de dessein quant à son avenir. Sa vie n'était qu'un long voyage sans destination précise. Peut-être était-ce le temps de se réveiller et de prendre son destin en main.

" Alors Riley, comment tu vois les choses de ta fenêtre ? "

Leurs regards se rencontraient. L'atmosphère était si banale et pourtant si lourde. Riley devait faire un choix. Elle était très certainement à la hauteur des attentes de Robin. Après tout, elle avait fait l'armée... elle était rusée, elle savait se battre et surtout, elle n'avait peur de rien. Cette rencontre semblait si improbable. Elle avait parcouru des milliers de kilomètres, traversée l'Atlantique et combattu des armées de morts vivants pour aboutir ici. Peut-être était-ce le destin, mais Riley ne croyait pas au destin. La proposition de Robin ne pouvait tout simplement pas être refusée. Peu habile avec sa langue, Riley laissa parler son cœur, ou du moins ce qu'il en restait...

" D'où je viens, j'étais dans l'armée. Quand l'infection a frappée, on nous a dit de contenir la maladie, même si ça voulait dire tuer un tas de gens... nous avons abattu des centaines de civils, des femmes, des vieillards, des enfants, puis nous avons brûlé leurs corps dans d'immenses fausses... À bien y penser, mes parents étaient probablement parmi les victimes. "

Probablement pas le discours le plus rassurant, mais il venait du plus profond de son âme, aussi ténu soit-il. Pas un instant son regard ne faillit. Il restait vide et indifférent. Sa voix était neutre et sans émotion, animé seulement par son fort accent.

" J'ai perdu tous ceux que j'aimais et pourtant, je suis encore ici. Je n'ai jamais cessé de me battre. Ne te méprend pas sur moi, je ne suis pas de ceux qui croit que la bonté et la gentillesse leur permettra de rester en vie. Notre monde a changé, et le monde d'aujourd'hui appartient aux plus forts... je ne fais pas partie des faibles. "

Longtemps Riley avait cru qu'elle était morte à l'intérieur alors qu'en réalité, un démon somnolait en elle. Après tous les trucs qu'elle avait fait en Irlande pendant la contagion, elle avait cherché à fuir ce démon, quitte à traverser l'Atlantique. Maintenant, elle en avait assez de courir. Elle se doutait bien des activités des Punishers... Vols, pillage, extorsion d'autres communautés, traite d'esclaves peut-être? Tout ça n'avait que peu d'importance pour Riley. Dans ce genre de monde, les plus violents étaient toujours ceux qui parvenaient à dominer les autres, qu'importe les moyens d'y parvenir.

Pendant un instant, elle crut que Robin allait l'abattre sur-le-champ, voyant en elle une personne dérangée au point de non-retour, mais il finit par esquisser un large sourire révélateur. Apparemment elle avait passé l'entrevue des Punishers, mais l'épreuve finale restait à venir...

" Et bien Riley, j’aurais presque envie de te dire bienvenue à la maison, mais avant, il va falloir que tu gagnes ta place parmi les forts, une formalité pour toi j’en suis sûr, et ensuite… et bien ensuite je te présenterai au Fossoyeur… "

Le Fossoyeur... Il s'agissait certainement du big boss, du grand manitou, du mâle alpha. Riley était plus qu'intrigué par ce mystérieux personnage. Si Robin n'était pas le chef, le fossoyeur était par définition l'homme avec la plus grosse paire de couilles de la région... Cette région dont tout ce qu'elle avait vu était un tas de cadavres ambulants et l'intérieur d'un camping-car. La jeune femme n'eut pas le temps de répliquer qu'à son grand étonnement, Robin lui lança les clefs de ses menottes, avant de se séparer de sa chaise, dévoilant une majestueuse batte de baseball dont Riley ignorait l'existence. Il s'en alla vers la porte et s'adressa aux hommes à l'extérieur.

" J’ai fini avec la fille, et je crois qu’elle a bien envie de vous montrer ce qu'elle a dans le ventre. "

La petite irlandaise sembla confuse pendant quelques secondes, mais elle comprit rapidement ce que Robin avait derrière la tête. Calmement, elle ramassa la clef et l'inséra dans la serrure de ses entraves, après un tour, le déclic rassurant se fit entendre et elle put enfin se libérer.

" Toi tu vas être le premier à y passer, après on verra si elle a de l’appétit pour les trois autres. Une seule chose, chacun votre tour s’il y a des débordements je me sentirais obligé de participer et vous n’allez pas aimer. "

Elle adorait le double sens de ses paroles... Robin laissait croire à ces types qu'ils allaient s'envoyer en l'air et pourtant, aucun de ces mots n'était un mensonge. De retour sur ses pieds, Riley parcourut les six mètres qui la séparaient de la porte d'un pas chancelant, encore sonnés par le coup qui l'avait envoyée dans les vapes. Arrivée au côté de Robin, ce dernier lui offrit son assommoir de frêne.

" Tu veux ta place, libères en une, et si t’as des comptes à régler, je te laisse carte blanche ce soir avec les trois autres qui t’ont ramenée, à toi de voir si t’estime qu’ils t’ont manqué de respect, par contre, s’ils sont encore vivants demain, ça sera pas dans ton intérêt de te dire que finalement tu leur ravalerais bien la tronche. "

Riley acquiesça d'un hochement de tête, et s'empara aussitôt de la batte. Lorsque Robin la laissa passer, elle se présenta dans le cadre de porte, se retrouvant devant les quatre hommes responsables de son horrible migraine. En apercevant cette jeune femme au sourire carnassier, la batte posée sur son épaule, leurs visages se métamorphosèrent. Réalisant toute la sévérité de sa situation, le type qui s'imaginait passer en premier resta figé, l'air complètement secoué... Probablement s'imaginait-il recevoir une bonne raclée en s'en sortir avec quelques ecchymoses.

Labourant sa chevelure une fois de plus, Riley s’avança lentement, affichant un soupçon de discernement pour celui qu'elle s'apprêtait à mettre à mort. Au fond, elle ne ressentirait aucun plaisir à tuer cet homme, ni aucun remords. Elle ne lui en voulait pas de l'avoir cogné, même qu'elle s'en fichait complètement. Ce qu'elle s'apprêtait à faire devait être fait, et elle n’hésiterait pas à jouer le jeu pour en arriver à ses fins...

Le premier coup fut porté au niveau du genou gauche... L'homme plia comme une feuille sous son propre poids, laissant s'échapper un cri étouffé. L'impacte lui avait très certainement brisé ou du moins disloqué la rotule. Le second coup fendit l'air et la batte rencontra le côté gauche de la tête condamné. Cette fois, il s'affaissa complètement, lourdement sonné mais toujours conscient. Son oreille ainsi qu'une partie de son cuir chevelue à moitié arraché et pendouillant mollement sur le côté de son visage, il leva les yeux en direction de Riley, le regard suppliant.

Le coup qui suivit fut fatal... Il lui fracassa la mâchoire et lui brisa la nuque. Pour la forme, Riley continua de frapper, encore et encore, jusqu'à ce que la tête de l'homme ne soit plus qu'un amas informe de chair, d'os et de cervelle. Elle s'arrêta finalement, à bout de souffle et possédé d'un sentiment de surpuissance. Les cheveux en bataille et le visage couvert de sang, ses yeux démoniaques se posèrent sur les trois hommes restants... Ciblant le plus gros des trois, elle fit un pas en sa direction et leva la batte comme pour le frapper. le gros biker se recroquevilla tel un gamin apeuré, prêt à se pisser dessus...

" Toi, tu me ramènes tous les trucs que toi et tes petits copains m'avez piqués... S'il me manque ne serait-ce qu'une clope, je t'explose la cervelle c'est compris!? "

En parlant de clope... Toute cette belle violence avait donné une sale envie de fumer à Riley. Elle s'agenouilla au-dessus du cadavre ensanglanté et lui fit les poches à la recherche de bâtons goudronnés. Comme de raison, elle dénicha un paquet et un zippo. Elle porta une cigarette à ses lèvres et l'alluma, tirant la bouffée la plus satisfaisante de sa vie. Sans même un regard en direction de la foule, Riley tourna les talons et retourna dans la caravane. Elle déposa la batte ensanglantée sur le comptoir et hissa son petit cul pour s’assoir sur ce dernier. Son regard était redevenu stoïque et indifférent. Ce même regard se posa sur celui de Robin alors qu'elle expirait sa dernière dose de nicotine

Elle l'avait fait... Elle venait d'assassiner froidement un homme pour gagner sa place parmi les punishers. Est-ce qu'elle s'en voulait? Pas du tout. En fait, Riley ne ressentait pas grand-chose sinon la satisfaction d'un travail bien accompli. Elle grillait tout simplement sa clope, le regard un peu absent, et fixait le mur devant elle ou était accroché un cadre de Jésus... Si dieu existait, il avait détourné son regard des hommes depuis bien longtemps pensa-t-elle.

Après avoir prestement remis ses troupes à l'ordre, Riley put entendre les hommes de Robin s'activer comme une colonie de fourmis. Il retourna auprès d'elle, ramassant deux bières au passage. Toujours aussi fasciné devant l'emprise qu'avait Robin sur ses larbins, Riley ramassa la canette qui lui était destinée, quelque peu émoustillée à l'idée de savourer une boisson froide pour la première fois depuis le début de l'infection.

" Et bien ma belle, je crois que t’as gagné une moto, un blouson de cuir si t’as le courage de récupérer celui de ton prédécesseur et une bière fraiche a défaut d’être bonne pour trinquer a ton arrivée chez les Punishers. "

Elle avait donc passé le test. Elle déboucha sa bière, souriante, et leva son verre avant d'engloutir la moitié de sa consommation en une seule gorgée. Malgré son goût défraîchit et fade, cette version du fameux liquide houblonné ne lui avait jamais semblé aussi délicieux.

" J'aurais bien aimé déglinguer les trois autres types... mais j'ai cru bon ne pas réduire davantage les effectifs... la main-d'oeuvre se fait rare de nos jours. "

Ses mots furent suivis d'une seconde gorgée, plus modeste cette fois-ci.

" Reste une dernière question, mais c’est pas moi qui te la poserait, à savoir si t’es capable de respecter l’autorité du Fossoyeur. Mais vu ce que tu m’as dit, je suis pas trop inquiet. Alors Madame, à part un gros vide qui se lit sur ta trogne, ça fait quelque chose d’avoir rejoint le groupe des prédateurs ? "

Elle fixa sa bière pendant un moment, l'air quelque peu amusé.

" Si mon boulot consiste à éclater des crânes et foutre la trouille à des types qui font trois fois ma taille, je dois dire que je vais bien m'amuser. "

Tant de questions lui brûlait les lèvres, mais pourquoi tuer le mystère maintenant et bombarder Robin de mille et une questions? Chaque chose en son temps, et le temps était maintenant aux célébrations, et Riley en avait bien besoin. Achevant sa bière d'un trait, elle descendit du comptoir où elle était perchée et s'approcha de l'évier de la petite cuisinette. Au-dessus de ce dernier se trouvait un miroir.

" Et toi Robin, quel est ton histoire? Comment as-tu atterri chez les Punishers? "

Levant les yeux vers le miroir, Riley put finalement constater l'étendue des dégâts... elle vit le côté de son visage, tuméfier et assombrit d'un hématome se répandant de son œil gauche à sa joue, ainsi que cette balafre obscure qui lui creusait la pommette... Elle aurait certainement besoin de quelques points de suture. Lorsqu'elle ouvrit le robinet, un jet brunâtre et inconsistant se mit à couler, assez pour débarrasser ses mains du sang de celui qui lui avait abîmé le visage.

Elle regardait l'eau rougie par le sang s'écouler lentement dans le drain de l'évier, écoutant  attentivement l'histoire de Robin. Ce n'était certainement pas le récit que Riley s'était imaginé. Même si elle avait eu droit à la version courte, elle en avait assez entendu pour s'apercevoir des nombreuses similarités entre son parcours et le sien... Peut-être était-ce qui avait poussé Robin à en faire sa protégée.

Riley continuait de faire face à son reflet. Hormis les blessures et malgré la fatigue, son visage n'avait rien perdu de son éternelle jeunesse. Elle qui avait l'impression d'avoir vieilli de dix ans en une année seulement en restait stupéfaite à chaque fois qu'elle se collait dans une glace. À ce moment même, elle sentit les mains de Robin se poser sur ses épaules et la retourner avec fermeté.

" Tu survivras, la seule personne en qui j’ai confiance pour soigner ce genre de "bobo" est à 4 heures de route en moto, je peux les enfiler avec toi en passagère si tu le sens, mais franchement, je pense que ça peut le faire sans travaux de couture… "

La blessure n'inquiétait nullement Riley et elle n'avait certainement pas l'intention d'en faire tout un plat. Bien que l'idée d'explorer la région et d'en voir davantage lui titillait l'esprit, elle n'avait aucun désir de se taper quatre heures de route seulement pour se faire examiner par un toubib. Elle se contenta de désinfecter la plaie avec le chiffon aux arômes de gnôle, un peu déçue de ne pas plutôt s'envoyer cet alcool dans le gosier.

" A toi de me dire si on part en balade ou si tu veux juste te reposer, pour ce qui est de la causette si t’as des questions, pourquoi pas aussi, t’as du bol, je ne suis pas prise de tête ce soir. "

Riley posa le chiffon et alla s'asseoir autour de la table à manger, s'allumant une autre cigarette. Elle avait bien l'intention de savoir dans quoi elle s'embarquait.

" Je vais passer pour la promenade nocturne... Mes blessures peuvent attendre. Par contre, j'aimerais bien en savoir plus sur la région et ses habitants... D'où je viens les survivants étais rare, mais comme j'ai cru comprendre la situation est différente ici n'est-ce pas? "

Elle fit une courte pause, faisant rougeoyer sa cibiche.

" J'aimerais savoir combien il y de groupes dans les environs mais surtout, en quoi consistent les activités des Punishers... De combien d'hommes est composé le groupe,  quel est son emprise sur les autres communautés. Il va sans dire que j'aimerais en apprendre davantage sur mes fonctions, et sur ce que le fossoyeur attendra de moi. "

Elle avait l'amusante impression de passer une entrevue pour un emploi, comme elle l'avait si souvent faite par le passé, alors qu'elle enchaînait les minables petits boulots avant d'intégrer les forces irlandaises de Défense. Cette fois, il s'agissait probablement de l'emploi le plus important de sa vie. Son instinct lui laissait croire que les Punishers étaient la force dominante de la région, mais elle tenait tout de même à en être certaine.

Pendant un instant l'esprit de Robin sembla vagabonder dans un endroit que seul lui connaissait. Riley avait beau essayer de percer son regard, elle ne pouvait que s'imaginer les pensées du jeune homme. Au même titre que chaque âme foulant ce monde cruel, il avait très certainement vécu des choses douloureuses et traverser l'enfer. Bien entendu, chacun traitait avec ses traumatismes à sa façon. Certains en ressortaient plus fort, pour d'autres c'était la fin du voyage... Comme pour ce type qui s'était logé une balle dans la tête pendant sa traversé de l'Atlantique, ne pouvant supporter l'idée de laisser ses amis derrière. Une faiblesse que Riley comprenait difficilement mais encore, la détresse psychologique et l'angoisse n'étaient qu'un concept abstrait pour elle.

" Me demandes pas pourquoi, j’ai pas toute l’histoire, mais que ça soit parce qu’il a de la bouffe dans le coin, pas mal de fermes, les lacs ou même parce que pas mal de débiles ont espéré qu’avec le climat les morts seraient moins vivaces, on a pas mal de survivants dans le coins.  "

Riley n'était pas surpris par la confirmation de Robin mais tout de même déçu. Plus de survivants signifiaient plus de problèmes et de désordre, or, Riley aimait lorsque tout était bien organisé... organisé comme une rangée de pierres tombales. Les propos de son interlocuteur lui permettaient déjà d'anticiper nombre d'affrontements et de trahissons.

" Sauf que maintenant, ce qu’il y avait à ramasser gentiment se fait rare et les gens commencent à se regarder de travers pour une boite de petits poids périmés ou du PQ… Du coup c'est le bordel, le chaos, entre ceux qui croient encore aux bisounours, ceux qui se la jouent serial killers et ceux qui essayent juste de grappiller une journée de plus de vie dans ce bordel….  "

Les propos de Robin firent sourire Riley. En vérité, la jeune femme ne se rattachait à aucune de ces catégories. Si on lui avait demandé, elle se serait plutôt décrite comme une indépendante qui se complaisait plutôt bien dans l'anarchie, un mouton noir de l'apocalypse en quelque sorte. Cela dit, la perception que l'on a de nous même est très souvent différente de la réalité... Peut-être projetait-elle une tout autre image aux gens qui l'entouraient.

" Mais tu vois, y’a un mec, un ancien militaire, qui a choisi une autre voix, vu que c’est le bordel, il a mis un semblant d’ordre dans le chaos, a grand coup de batte et au son de moteur de motos. Je dis pas que ce qu’il fait est bien, mais en tout cas, il a mis en laisse les pires ordures qui trainaient et il les fait œuvrer de concert… et crois moi, les vivants peuvent être pires que les morts quand ils se pensent tout permis. Mais sur ce coup là, je tu n’apprends rien j’en suis sûr. Tu vois ces gens, ceux qui nous accueillent, ils sont en vie, peut être pas heureux de partager leurs ressources, mais ils peuvent mener leur existence sans que ça soit un pillage carnage. C’est un petit prix qui leur assure une forme de sécurité. Parce qu’au fond, aucun berger ne va massacrer tout son troupeau tant qu’il a besoin de laine non ? "

Un raisonnement assez logique, mais tout de même... L'approche viking pouvait s'avérer tellement plus amusante. Après la chute du haut commandement, il n'avait fallu que quelques semaines pour que les derniers membres de son bataillon se transforment en envahisseurs barbares. Mieux armée et entraîné que le reste de la population, leur emprise sur les civils avait été phénoménale. Il n'y avait eu aucune négociation, aucun pourparler, que des massacres et des viols. Riley se demandait parfois si les gars étaient toujours en vie, en train de fouler les terres tel des chiens sauvages.

L'approche des Punishers n'était peut-être pas aussi attrayante que celle de ses anciens comparses, mais elle avait tout de même le mérite d'être durable. Cela-dit, Riley avait la certitude que les troupeaux de Robin finiraient par se rebeller et que la guerre qui s'ensuivrait serait lourde de conséquences... Peut-être était-ce son entrainement militaire qui l'avait conditionné à écraser l'ennemi sans conditions, mais elle croyait fermement qu'un ennemi mort était plus profitable pour une organisation qu'un ennemi asservi.

Une lueur d'amertume sembla voiler le regard de Robin. Une autre pensée lointaine que Riley ne pouvait déchiffrer. Elle se contentait d'écouter attentivement son mentor, tirant de temps à autre une bouffée de sa cigarette agonisante.

" Après t’es pas obligée d’être dans « le protectorat » comme j’aime à le dire, ça tu verras avec Bruce lui-même, mais dénicher les troupeaux est aussi un bon passe-temps, ensuite, je te vois mal rester le cul dans le camps à œuvrer avec ceux qui se chient dessus à l’idée de sortir, donc c'est aussi a toi de t’exprimer. "

Parcourir les routes était définitivement une meilleure option que de rester planquer dans un campement. Qui plus est, elle possédait maintenant la bécane de son défunt prédécesseur... L'idée de bidouiller son nouveau jouet et de faire lever la poussière sur les routes environnantes l'animait au plus haut point.

" Et bien, je dois dire que j'ai plutôt hâte d'enfourcher ma bécane et de mettre la main à la pâte... " Le regard de la jeune femme semblait soudainement plus lourd et fatigué qu'il ne l'était déjà. " Il se fait tard... et j'ai l'impression que demain sera une grosse journée. Ça t'ennuie si je me pieute? " Bien entendu, elle ne s'endormait pas du tout, mais il valait tout de même mieux essayer de récupérer un peu si elle voulait être en forme demain. Qui plus est, les longues conversations n'avaient jamais été son truc... Elle finissait toujours par s'égarer dans son esprit au beau milieu de la causette. Avant de retirer son vieux parka pour en faire un oreiller et de s'étendre sur le sofa, elle souffla ces quelques mots à l'intention de son hôte : " Merci Robin... Pour l’accueil et tout."