Plus que tout autre, Angus valorise la culture. Il a depuis l'adolescence une envie incessante de connaissance, d'en apprendre toujours plus, persuadé comme l'ont été d'autre que le savoir sauvera le monde. Sa table de chevet croule sous les livres, les murs de son salon pourraient s'effondrer sous le poids des reproductions de chefs d’œuvres et des quelques originaux qu'il avait payé un bras.
La culture qu'il a acquise au fil des ans lui a, Dieu merci, permit d'avoir un certain recul quant au monde contemporain. Il tient en horreur cette société de consommation qui consume le monde et le troupeau international dont il fait malgré lui partie qui le garde en parfaite marche. Que ce soit sur une toile dans son sous-sol ou le micro à la main dans une conférence universitaire, il ne manque pas de faire entendre son avis, tentant d'agir à son échelle pour faire changer ne serait-ce que l'opinion d'une personne. Bien trop indigné par le monde actuel pour rester les bras croisés, il lui arrive de faire quelques dons dans la mesure du possible à des associations caritatives. Quant à ceux qui méprisent ses choix et ses décisions, que ce soit par apport à ces actions-là en particulier ou à d'autres, il n'a que rarement la patience de leur expliquer pourquoi il a raison. Dans toute l'impulsivité qui fait son charme, il arrive que son poing vienne s'égarer sur le visage d'un autre qui n'admet pas la possibilité qu'il puisse avoir raison.
Il reste pourtant un éternel pacifiste. Une plume pour arme la plus sanglante, ses mots blessent plus que ses coups – bien qu'il ait passé une dizaine d'années à s'entraîner aux arts martiaux. La défense des plus faibles est l'un de ses plus grands combats, et il lui est déjà arrivé à quelques reprises de faire appel à de vieux amis gardiens de l'ordre pour régler un conflit trop musclé pour lui.
S'il n'est pas du genre à sortir les chandelles aux tête à tête, il reste un éternel romantique dans la mesure où les romans enflammés lui ont apprit à croire à l'amour, le grand, le vrai ! La déception n'en est que plus grande quand il sait ne pas avoir connu la femme de sa vie, aggravant d'autant plus son côté sang chaud et impulsif. S'il aime à penser le contraire, il sait que ce sont là ses plus grands défauts, contre lesquels il ne peut et ne veut rien faire.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]On arrive bientôt ? Bien assis sur la banquette arrière, les mains perdues dans l'immensité de son manteau d'hiver, Angus attend une réponse qui tarde à venir. Il croise le regard de son père dans le rétroviseur, alors que sa mère pivote sur son siège pour lui sourire tendrement.
On y sera dans un peu plus d'une heure. Tu devrais dormir chaton. Il hoche la tête, avant de tourner les yeux vers le paysage qui s'enfuit à une allure folle, jusqu'à se laisser bercer. Aucun besoin de compter les moutons, Angus n'a pas assez dormi la nuit dernière pour se priver de la moindre minute de sommeil maintenant. Morphée l'enveloppe encore mieux qu'une ombre, et déjà les sons extérieurs s'atténuent comme si on l'enterrait dans du coton. Et puis : rien.
Quand il rouvre les yeux, bâillant avec le manque de délicatesse d'un enfant de cinq ans, une main lui caresse doucement les cheveux.
On est arrivés Angus. Ses petites mains ont vite fait de détacher sa ceinture pour aller se dégourdir les jambes dehors. Quand il a quitté l'Allemagne, il n'y avait que les étoiles et quelques phares sur la route pour éclairer le chemin; il a dormi presque tout le trajet, en avion comme en voiture, et la lumière aveuglante du soleil le déroute un peu. La main de sa mère se raccroche à la sienne, le rassurant par sa simple présence, et s'avance jusqu'à la porte d'entrée.
On est obligés de vivre ici ? L'enfant parcourt chaque brique de chaque mur, détail le moindre détail gravé sur la porte. Sa mère éclate d'un petit rire – il a déjà du poser cette question un million de fois, peut-être plus encore.
On rentre quand à la maison ? Je t'ai déjà expliqué Angus : c'est ici ta maison maintenant. Peu importe qui le lui répétait et peu importe combien de fois, Angus ne voulait pas y croire. Il n'était question que d'un gamin de six ans que l'on forçait à quitter son pays, ses amis et même sa langue natale pour des raisons bien trop compliquées pour lui.
Le tirant par petits coups pour le sortir de ses pensées, sa mère conduit Angus jusqu'à sa chambre, le laissant se faire maître des lieux. Mais il ne voulait pas l'être – Angus voulait sa maison, celle où il avait dessiné sur quelques murs. Il voulait jouer dans le jardin où il avait enterré son hamster, avec ses amis et son vélo rouge. Angus ne voulait pas de cette maison neuve, sans même un tapis, sans même une peinture aux murs. Là où son ancienne maison respirait la vie, il ne voyait dans celle-ci que son absence.
Son manteau enlevé et vulgairement lancé au pied du lit, sans même prendre le temps d'enlever ses chaussures, Angus galopait en bas des escaliers retrouver ses parents et ses affaires, bien emballées dans des cartons et des valises de toutes les couleurs. Il fouilla le premier carton qui portait son nom, trouva son jouet préféré et l'emmena avec lui jusqu'à la cuisine d'où sa mère l'appelait.
Angus mon ange, nos nouveaux voisins sont venus se présenter. Tu viens dire bonjour ? Il passait à peine la tête par l'encadrement de la porte, sa paire de grands yeux détaillant le plus vite possible les nouveaux venus. Dans un allemand bien accentué, il gratifia lesdits voisins d'un bonjour rapide avant de repartir plus vite qu'il n'était arrivé, bien déterminé à détester tout ce qui se trouvait sur son passage.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]M'sieur Zeller, j'peux vous parler ? Angus hochait la tête en rangeant cahiers et stylos dans son sac de cuir. Son meilleur élève se tenait devant lui comme il le faisait souvent à la fin du cours d'histoire de l'art qu'Angus donnait à l'université depuis des années. Il avait connu des élèves attentifs, passionnés, mais celui-ci était plus dévoué encore. Il prenait en note chacun des mots de son professeur, réagissait et participait bien plus que ses camarades, et au fil des ans, il arrivait à Angus de s'adresser à lui comme à un ami. Malgré les dix ans qui les séparaient, le plus jeune avait une maturité fort appréciable là où les autres en manquaient cruellement. Il était très bon orateur, charismatique; pour sûr, lui aussi aurait fait un très bon professeur.
Voila : je pensais à ouvrir une association au sein de l'université, par rapport à l'écologie. Vous aviez l'air assez impliqué dans cette problématique dans votre dernière conférence, j'ai immédiatement pensé à vous. Eh bien crée ton association Travis, que veux-tu que je te dise ? Je ne vois pas ce que tu attends de moi par rapport à ton projet ? Travis sourit de toutes ses belles dents comme il le faisait quand il sentait que les choses allaient dans le sens dans lequel il voulait les faire aller.
Disons qu'un soutien au sein de l'équipe pédagogique de l'université ne serait pas de trop. Ne serait-ce que pour avoir une salle qui nous soit réservée... Angus haussa un sourcil, se saisissant de la hanse de son cartable avant de se diriger vers la sortie, suivi par son élève.
Quelques papiers à signer, c'est ça ? L'autre hocha la tête en passant dans le couloir alors qu'Angus fermait la porte à clef.
Bien. Mais attend-toi à ce que je vienne vous faire chier dans vos débats et autres. Tu n'auras qu'à m'apporter les papiers demain, je verrai ce que je peux faire – mais te connaissant, il ne devrait pas y avoir de souci de mon côté. Ledit Travis était radieux à l'idée de voir son projet se concrétiser, et remercia une bonne dizaine de fois Angus qui n'y prêtait que peu attention. Il s'en allait déjà en soupirant, certain qu'il regretterait un jour où l'autre d'avoir signé ces foutus papiers, quand on les accuserait, lui et l'association de son élève, d'avoir tagué les murs de l'université.
S'il avait su.[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Dieu qu'elle était belle. Une longue cascade de cheveux tombant sur ses épaules, juste ce qu'il fallait de malice dans les yeux. Elle n'était ni gentille ni cruelle, juste ce qu'il fallait d'humanité et d'indignation.
Elle était encore plus belle le poing levé, de nuit comme de jour. Il l'aimait illuminée par le lever du soleil comme par les orangers du crépuscule qui se frayaient un chemin par les fenêtres de sa chambre; et une fois la lune levée, il aurait juré qu'une constellation entière s'enfouissait dans les ondulations de ses cheveux pour les faire briller de mille feux.
Elle avait été interdite. Un joyau qui n'aurait pas du lui appartenir. Il n'avait qu'une décennie de plus qu'elle, mais supposé avoir une quelconque supériorité hiérarchique sur elle. Les barrières se brisaient pourtant quand il entendait son rire s'élever dans un couloir. Elle était à lui avant qu'il ne lui ait adressé la parole; il en avait été bien trop fou bien trop vite, comme un poumon se prend d'amour pour un cancer.
Elle avait été son cancer. La gangrène à son cœur. À peine les bagues échangées, après quelques petits mois à se connaître, ils avaient tous déraillé. La sirène qui habitait son lit ne se rêvait que dans le lit d'un autre, et il sentait leur relation s'émietter.
En parallèle, le petit groupe qu'il avait été à monter s'imaginait ailleurs. Voguant vers des horizons bien plus dangereux, emportant son amour entre deux vagues. Il avait perdu le compte de leurs disputes, perdu de vue ce qui les rattachait l'un à l'autre. Lassé de sa routine mal branlée, lassé de ne plus se voir dans le reflet des yeux qu'il passait son temps à chercher. Leurs voix avaient fait trembler les murs encore une fois avant qu'il ne s'en aille le lendemain; abandonnant sa femme, son travail, ses élèves et jusqu'à la maison où ils passaient la plupart de leurs nuits.
Quand bien même il n'avait plus de bague au doigt, son cœur restait ailleurs de la route où il allait et venait, bien caché au creux de ses bras frêles. Elle lui manquait, terriblement, mais il ne pouvait s'arrêter de penser à quelle chienne elle avait été. À se mourir d'amour dans les draps d'un autre qui n'était pas lui, à salir le nom qu'elle portait depuis trop peu pour déjà le quitter. Il rageait, même deux mois plus tard, à penser à celui qui profitait d'une chaleur humaine qui ne lui revenait pas. Angus n'avait pas pour habitude de traiter les femmes en objet, mais celle-ci était trop précieuse pour laisser faire. Et pourtant, il était parti, presque comme un lâche, et il avait chialé, putain qu'il avait chialé. Il avait chialé de dire adieu à une vie qu'il avait connu plus de trente ans, évacué une vie en quelques larmes. La nostalgie de cette existence et de son amour ne lui passait jamais vraiment, mais il avait appris, mois après mois, à vivre avec l'absence, la frustration, le manque.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]C'était à ne pas en croire ses yeux. Où qu'il aille, Angus ne sentait que la pourriture et la mort – deux odeurs qui ne lui donnait envie ni de manger, ni d'une femme, et ne le séduisaient donc guère. Le petit appartement qu'il louait à Indianapolis avait été encerclé dès le début de l'épidémie, et il allait et venait depuis dans la vieille voiture de collection que son grand-père lui avait légué il y a bien des années. Son besoin de nicotine, bien que plus compliqué à assouvir depuis, avait été nettement revu à la hausse : il se rassurait comme il le pouvait et affirmait que ça l'aidait seulement à atténuer le stress. Que c'était le seul plaisir qu'il lui restait. C'était mentir, et il le savait : il prenait bien plus de plaisir à défaire les lits d'une belle femme, même en ces temps morbides, et la cigarette ne faisait qu'empirer le stress général que tous ressentaient.
Un peu plus et il aurait cru en dieu.
Les premières semaines, ils s'étaient rassemblés avec quelques connaissances de quartier, et avaient barricadé un hôtel, puis un restaurant, en banlieue. L'endroit n'était pas suffisamment peuplé, d'humains comme de morts, pour être dangereux – mais ils durent se rendre à l'évidence : les morts sont comme des oiseaux migrateurs et se déplacent (excepté qu'en comparaison, il aurait adoré se faire chier dessus). Alors ils avaient fui les lieux, abandonnant les plus faibles derrière eux. C'était dur et cruel, mais c'était comme ça : certains n'étaient pas faits pour survivre dans un monde comme celui-ci.
On ne fait pas d'omelette sans casser d'œufs, se disait Angus, et il trouvait bien plus logique de laisser quelques gens derrière si ça pouvait en épargner d'autres, plutôt que de rester soudés mais de crever. Il essayait généralement d'aider ceux qui croisaient sa route, mais quand la chose devenait trop dangereuse, il sauvait sa peau avant tout.
Il ne cautionnait pas pour autant la méfiance et les attaques auxquelles certains humains, bien vivants ceux-ci, s'adonnaient : ils étaient tous dans la même merde, qu'ils se soient connus avant ou non, et rester en petit groupe ne les mènerait pas bien loin. Il fallait s'unir et se réunir pour être plus fort, mais ils avaient l'air de n'être que très peu à voir les choses de la sorte. Angus n'avait jamais jugé utile d'aborder le sujet avec ceux qui l'accompagnaient depuis le début de l'épidémie. Tous ceux qu'ils avaient croisé jusque là les avaient rejoints, ou étaient partis dans une autre direction dans l'espoir de retrouver les leurs. Mais il se mit à comprendre.
Angus se mit à comprendre pourquoi il
fallait douter des gens, et surtout des vivants. En passant dans un coin de rue qu'ils avaient sécurisé, il comprit. Il la vit, sa voisine d'avant, ancienne militaire qu'il soupçonnait d'avoir vendu son cœur et son humanité au marché noir, enfoncer sa dague dans la gorge d'un inconnu.
C'était donc ça, maintenant, le crime le plus outrageant d'un homme : être un inconnu. Seul, apeuré, avoir réussi à survivre jusqu'à pouvoir trouver de l'aide était le seul pêché qu'il avait commis et dont la femme avait eu vent. Et pourtant, elle n'avait pas hésité.
Angus manqua vomir. Non pas à la vue du sang, ni même d'un cadavre si triste – il en avait vu d'autres –, mais à la vue de la pourriture que représentait l'humanité. L'odeur qu'il sentait, celle qui ne s'en allait pas. L'odeur constante de pourri, de moisi, de mort et de danger, elle n'appartenait pas tant aux corps qui parsemaient les rues qu'aux monstres qui en foulaient les pavés, bien vivants.
Puisque l'évolution avait fait de lui l'un de ceux-là, il fit ce que le monde semblait attendre de lui; Angus attrapa le couteau à sa ceinture et l'enfonça autant qu'il était possible de le faire dans le torse de la jeune femme, qui s'effondra. Puis il le reprit, le nettoya sur sa veste à elle et prit celui qu'elle avait utilisé plus tôt comme lot de consolation.
Le lendemain, la moitié des vivres réunis par le groupe s'était envolée. Partie en fumée, subtilisée entre le crépuscule et l'aube. Et Angus, le coffre plein de ces conserves qui ne tarderaient pas à manquer à d'autres, s'en retournait à Detroit.