« Je vais pouvoir jouer avec elle comme je joue avec mes poupées ? »

Luke avait beaucoup ri, quand Robin avait demandé ça, et que ses parents l’avaient regardée, d’un air catastrophé. Sûrement parce qu’ils avaient vu leur fille utiliser la tête d’une barbie, comme balle de babyfoot, quelques semaines avant… Ils ne l’avaient pas vue, en revanche, laver son poupon, lui prêter ses plus jolis habits, et même lui donner la sucette que son papi lui avait offert pour son anniversaire. Elle avait boudé longtemps, ce jour-là. Presque une heure entière. Mais c’était rien, comparé au jour où leur petite sœur était née. Elle s’était jetée dans les bras de Luke, en pleurant. « Papa il est nul, j’ai gardé ma sucette d’anniversaire que papi m’avait donnée pour elle, il veut pas que je lui donne. Je voulais pas qu’elle la mange tout de suite, moi, je voulais juste lui donner, parce que je l’aime. »

Ce cadeau rejeté avait été la naissance d’un petit rituel, chez Robin, qui offrait des cadeaux de plus en plus abracadabrants, pour sa sœur. Une bogue de châtaigne. Un appeau à oiseaux. Une sucette géante. Un robot-chien. Des fantômes phosphorescents à coller au plafond. Une fausse plante carnivore. La plupart de ses cadeaux ont fini jetés ou rangés dans une boite par ses parents, soigneusement, avec l’âge de Robin à chaque offrande.


Elle n’a découvert l’existence de cette boite qu’à ses huit ans, quand ses parents sont morts. Elle se souvient parfaitement de la petite robe lavande qu’elle portait, et de la main de Luke, qui la serrait très fort. Trop fort, à lui faire mal, mais elle avait besoin de sentir qu’il ne l’abandonnerait jamais. Pas comme mamie. Elle avait fui tous les gens qui venaient présenter leurs condoléances, dans la maison de mamie, pour pleurer toute seule, dans le grenier. C’est là qu’elle avait trouvé toutes les affaires que leur grand-mère avait récupéré de la maison de leurs parents. Là, qu’elle avait fouillé la boite, là qu’elle avait renversé cette bouteille d’encre noire, qu’elle avait dit être de l’encre de poulpe, qu’elle avait offerte à sa petite sœur. C’est comme ça, qu’elle avait tâché sa robe, qui avait été faite par sa maman. Elle avait descendu les escaliers en courant, tombant, et renversant le contenu de la boite dans un grand bruit. La ramassant avec difficulté, secouée par les larmes, elle avait tout jeté à la poubelle, et était sortie en courant, allant se cacher dans une cabane improvisée sous un empilement de planches qui n’avait jamais été enlevé. Elle l’avait trouvé par hasard et elle espérait que personne ne l’y suivrait, mais c’était sans compter Luke, qui veillait déjà sur elle. Il s’était assis devant, sans rien dire, attendant qu’elle sorte. Elle avait mis au moins une heure, à le faire, se blottissant dans ses bras et mouillant sa chemise.


Robin baissait les yeux, le bruit de la gifle donnée par sa grand-mère retentissant encore sur sa joue, alors que Luke l’emmenait au loin. La colère avait cédé la place aux larmes, alors qu’il l’éloignait de sa grand-mère, et de la terrible vérité qu’elle lui avait assénée. Elle ne les gardait pas. Elle ne voulait pas d’eux. Luke n’avait pas eu l’air surpris, mais ça avait été un vrai choc, pour sa petite sœur. « Elle nous aime pas… » Elle le vit la poser sur une balançoire, et s’accroupir pour être à sa hauteur. « Nous on s’aime. Et je serai toujours là pour toi. Toujours. » Ils étaient restés longtemps, dans ce parc pour enfants, gardant le silence, jusqu’à ce que Luke lui disent qu’ils devaient préparer leurs affaires, pour partir le lendemain. « Tu peux me porter et me cacher ? Je veux pas voir mamie… » Il l’avait fait, et elle avait vu sa grand-mère que le lendemain, refusant de l’embrasser à leur départ. Elle se souvenait encore des seuls mots qu’elle lui avait adressés, avant de monter dans la voiture, et de pleurer tout le long du trajet. « Je veux plus jamais te voir. »


Ça avait été… moins pire qu’elle ne le pensait. Parce qu’il y avait Luke, et les autres. Elle se cachait beaucoup derrière son frère au début, et ne parlait pas, quand elle était avec les autres. Parce qu’elle était triste, effrayée, perdue, déracinée… Elle faisait ses corvées rapidement, et dans le silence. Elle a même entendu ses… non, c’était pas ses nouveaux parents, même s’ils s’étaient présentés à eux comme ça. Ca serait jamais ses parents. Mais elle les a entendus se demander si elle était muette. Alors elle était sortie de la cuisine en bousculant un saladier qui s’est brisé sur le sol, et a abimé un des carreaux du carrelage, en passant devant eux sans rien. Qu’est-ce que ça pouvait leur faire ?

Mais les autres enfants… Ils étaient pas comme ça, eux. Ils lui laissaient des cadeaux, sous son oreiller. Une peluche toute douce. Des bonbons. Une jolie barrette… Ils lui faisaient des câlins, sans prévenir. Et ils étaient patients. Et quand elle était toute seule, ils venaient autour d’elle, même s’ils lui demandaient rien.

Ça lui a pris longtemps, de se laisser apprivoiser, même si elle les a aimés tout de suite. Elle ne sait pas s’ils le savent. Mais elle s’est ouverte, au fil des années, à eux. Ils lui ont manqué plus que tout, quand elle partait en compétition. Surtout qu’elle avait que sa grand-mère et sa petite sœur gâtée auprès d’elle, dans ces cas-là. Leur famille voulait pas que les autres partent avec elle pour l’encourager, parce qu’il y avait du travail. Et qu’ils n’avaient pas l’argent pour les voyages – mais ça, elle ne s’en rendait pas compte. Sa grand-mère payait tout : son équipement, le transport… Elle lui a pardonné, petit à petit, même si elle garde de la rancœur. Elle lui a jamais donné la moindre de ses médailles. Jamais.


Quelle heure il était ? Robin n’en savait pas grand chose, si ce n’est que tout le monde dormait, depuis longtemps. Pas elle. Elle devait partir tôt le lendemain, elle aurait besoin d’être en forme, mais elle y arrivait pas. Elle avait passé le meilleur après-midi qu’il soit, avec Kennedy et Axel. Elles lui avaient fait une surprise pour son anniversaire, et elle s’était beaucoup amusée. C’était pas avant une semaine, mais elle serait en compétition, et elle reviendrait qu’après, alors… Elle se souviendrait toujours de cette partie de laser-game avec elles et les garçons. De ce repas super bon, au point qu’ils avaient presque du la faire rouler jusqu’à la maison pour rentrer. De ce justaucorps qu’ils lui avaient tous offert, parce que le sien lui allait plus. Il était beau. Elle l’avait gardé empaqueté et sur son lit, hésitant à l’amener. Elle savait qu’ils voudraient la voir avec, mais elle l’aimait tellement, qu’elle voulait pas l’abimer…

Ils avaient pas fait durer ça tard, parce qu’elle devrait partir à quatre heures du matin, avec sa grand-mère, mais elle en avait profité comme jamais. Et elle avait fini par voir son sac fait, sur son lit, avec plein de choses. Toutes ses affaires de gym. Le justaucorps, avec un petit mot de Drew plié en origami, lui disant de le porter au moins pour la compétition. Une photo d’eux tous ensemble. Et plein de petits trucs, pour se les rappeler, pendant qu’elle serait loin. Elle avait la gorge serrée, et pas envie de partir. Pas du tout. C’est pour ça, qu’elle se retrouvait devant la porte de la chambre de Drew, hésitant à frapper, son lion en peluche à la main, comme une gamine. Elle l’appela doucement, pour voir s’il répondait. Elle s’apprêtait à partir, quand la porte s’ouvrit, et qu’il l’attira dans ses bras. « Je veux pas y aller, Drew… » Elle se souvient pas vraiment de ce qu’il lui avait dit, mais il avait fini par réussir à la faire dormir, avant de la réveiller doucement à l’heure du départ. « Écrivez-moi, hein ? Et amusez-vous. Et pensez à moi. »


Tout se déroulait comme ça, jusqu’à ce jour où elle est revenue de compétition, pour trouver la maison bien silencieuse. Et les regards fuyants de Drew, d’Axel et de Kennedy. Et livides. Elle les avait eus au téléphone deux jours avant, et tout allait bien. Elle apprendrait qu'ils ne lui avaient rien dit, pour ne pas qu'elle rate sa compétition. Alors qu’est-ce qu’il s’était passé ? Ils… Pourquoi Sid et Luke étaient pas là ? Elle blêmit instantanément, pensant au pire. Jusqu’à ce qu’on lui dise la vérité, qu’ils étaient en prison, et qu’elle s’effondre au sol. « Non. NON ! IL AVAIT PROMIS ! IL A DIT QU’IL M’ABANDONNERAIT JAMAIS ! LUI AUSSI, IL PART. IL EST PIRE QUE MAMIE. » Elle était partie en courant, presque sûre qu’ils pourraient pas la suivre, même s’ils finiraient par savoir où la trouver. Elle s’en fichait. Elle lui en voulait. Autant qu’elle s’en voudrait, de ses paroles. Elle s'en voulait encore maintenant.


Et elle avait pardonné. Elle avait été les voir, tout le temps. Aussi souvent qu’elle en avait le droit. Elle avait même amené les vidéos de ses compétitions, mais elle avait pas eu le droit de lui montrer. Elle portait la médaille qu’elle lui avait donné tout le temps, en dehors des compétitions, cachée sous ses vêtements, parce qu’il avait pas le droit de l’avoir avec lui. Elle la gardait pour pouvoir la remettre dès qu’il sortirait. Elle continuait de s’entraîner et d’étudier, pour qu’il soit fier d’elle. Elle avait été s’excuser auprès de son frère et ses sœurs, aussi, même si elle avait juste bafouillé. Ils avaient tous grandi. Luke était sortir de prison. Pas Sid, ce qui avait fait du mal à tout le monde.

Elle avait eu seize ans, et Luke l’avait récupérée. Elle avait demandé à rester, pour pas laisser Kennedy derrière, mais la famille voulait pas. L’argent de son frère, c’était mieux. Elle s’en était voulu, et avait été morte d’inquiétude, de la savoir disparue. Elle aurait sûrement gueulé sur Luke, s’il s’était pas rongé les sangs, lui aussi. Elle avait rien dit, juste parce qu’elle savait combien il tenait à elle, et que ça servait à rien de dire plus. Mais elle avait eu envie de le secouer. Et elle l’avait engueulé, quand elle s’était pointée chez Drew et que Luke était pas venu. C’était sûrement leur plus grosse engueulade. Parce qu’il faisait que lui faire croire encore plus qu’il se foutait d’elle, alors que pas du tout.


Et tout avait dégénéré. Ces rumeurs bizarres, à faire froid dans le dos. Et la vérité. Ce n'était pas que des rumeurs, ces abominations existaient réellement... Elle avait essayé d'être forte, et elle avait juste paniqué. Elle avait mis longtemps,
à servir à quelque chose. À pouvoir tuer son premier... machin. Truc putréfié.
Concentré de pourriture. Et à plus avoir de haut-le-coeur, en les voyant, en pensant à eux. À plus faire de cauchemars - elle dormait pas, à la place, c'était vachement mieux. Elle avait failli être séparée de sa famille, parce qu’elle était en compétition, quand tout a… changé. Et les aéroports ont vite été désertés. Elle avait du partir en voiture, et sa grand-mère l’avait laissée devant la porte de chez Luke, en allant chercher sa sœur. Peu importe, qu’elle fasse ce qu’elle voulait. Leurs relations s’étaient un peu améliorées, mais pas tant que ça.

Mais Robin s’en foutait, elle était avec sa vraie famille. Et ils resteraient ensemble pour toujours. Elle savait qu’elle était peut-être naïve, mais ça lui a pas trop mal réussi, d’y croire, depuis le début. Ils ont retrouvé Sid. Ils se protègent mutuellement. Ils se réconfortent. Elle a cru que son monde s’effondrait, quand Détroit a failli devenir inhabitable, et qu’ils ont du fuir. Elle voulait y rester, pour toujours. Mais elle avait besoin d’eux, alors elle est partie. Et elle ne s’est sentie moins mal que quand ils sont revenus. Elle savait que c’était bête, mais elle avait tellement voyagé, qu’elle associait cette ville et les appartements de Luke et Drew comme chez elle. Et nulle part ailleurs.

Oui, le foyer, la maison, c’était l’endroit où se trouvaient les gens qu’on aime. Mais c’était pas si simple, dans la réalité. La vie, c’était pas un putain de dicton qui se trouverait dans un bouquin de pensée positive ou quoi. Et elle avait besoin de cette ancre, pour pas partir à la dérive. Pour pas se laisser envahir par la peur et rester prostrée dans un coin à attendre la mort. Elle avait été particulièrement atteinte, quand ils avaient retrouvé leurs appartements habités par d’autres, et qu’ils avaient du fuir. Plus secouée, encore, quand elle avait du s’opposer à un humain, et pas à un rôdeur. Eux, ils étaient plus vivants, et elle s’habituait… Les humains, jamais. Et pourtant, elle continuait de se lever, chaque matin, de faire le guet pour les protéger, de partir en expédition pour chercher de la nourriture…