Quel étrange bonheur se révélait en ce moment même à tes yeux. Au fond, tu te sentais coupable d'une telle joie face à la situation. Ta raison te poussait à lui venir en aide. À lui montrer une once de pitié... Pourtant, tu restais là, à observer, puissant. C'était ton père ! Merde ! Mais non... Ton cerveau en avait déjà bien assez bavé avec cet homme. Tu ne te sentais tout simplement pas de lui tendre cette corde attachée à ta ceinture. Toi, le grimpeur de la famille, le véritable chimpanzé, avait décidément bien rusé. Ce pauvre homme avait été pris au piège par sa propre création ! Oh, il avait beau crier. Te hurler dessus, réclamant la corde dans les moindres délais... Toi tu ne bougeais pas d'un poil, préférant observer bien sagement la horde de créatures affamées que vous aviez malencontreusement réveillée. Tu ne risquais bien évidemment plus rien, assis tranquillement sur le mur séparant la ruelle d'un petit jardin de maison. Ton idiot de père avait décidé d'emprunter ce cul-de-sac afin d'échapper aux mangeurs, il en paierait le prix cher ! Toi, le petit dernier de la famille, l'enfant non désiré, allait être le dernier à rire. Ainsi en hauteur, tu ne prenais même pas la peine de regarder l'énergumène sous tes pieds, préférant contempler l'avancée progressive de la horde... Ce fut lorsque ton père se décida finalement à tenter une escalade du mur -vraisemblablement sans aucune autre alternative- que ton attention se concentra sur lui... Oh, rien de très bon, car ton talon vint rapidement s'écraser contre le visage du malheureux, le repoussant ainsi violemment contre le sol !
« Longue vie au roi ! » lui lanças-tu, esquissant un mince rictus avant de descendre de l'autre côté du mur, vers le petit jardin...
Derrière la façade, tu pus très rapidement entendre des hurlements stridents, couplés de bruits de chair arrachée.

C'est par cette charmante matinée que commença véritablement ta nouvelle vie dans le carnage qu'étaient désormais les États-Unis. Une terre d'humains pourris jusqu'à la moelle, aussi littéralement que métaphoriquement parlant... Tu étais seul. Un gamin dans la cour des adultes. Un mouton dans le repaire des loups ! Te débrouiller sans l'aide de personne n'était pas ce que tu redoutais le plus. Tu avais finalement appris à vivre parmi le carnage. Tu t'y étais peu à peu fondu, contrairement à tes parents, qui avaient été bien trop lents... Ce qu'ils aimaient sortir dans les bars ces deux-là. Vous laisser seuls, toi et ton frère ! Faire la fête avait été la priorité de leur vie. Lorsque toi, tu luttais pour ne pas servir d'entraînement de catch pour ton frère, tes parents s'amusaient en boîte de nuit. Comme quoi, peut-être devrais-tu les remercier d'avoir fait de toi cet être si résistant. Sans ce connard d'aîné. Cette enflure qui te martyrisait jour et nuit. Peut-être n'aurais-tu pas eu la capacité de résister au carnage... À toujours tenter de te cacher une fois chez toi. De rester discret, de vivre littéralement sur le qui-vive. Tu devais certainement avoir acquis certains réflexes utiles à ta survie désormais... Enfin... Maintenant qu'ils étaient morts, tu cracherais volontiers sur leur tombe ! "Gamo ta soy sou" comme tu le disais si bien. Oui, "j'encule toute votre famille" semblait être le parfait mot de fin pour les Ioannis.


Tu étais dégoûté. C'était inhumain. Tu ne pouvais pas faire ça... Pourtant, tu le devais. Pour ta survie, il était impératif d'outrepasser l'éthique humaine. Il n'était plus question de jouer aux gentils dans ce nouveau monde, tu devais bien le comprendre... Cet homme face à toi. Mort, encore légèrement pris de soubresaut, giclant violemment du sang de sa gorge... Tu n'avais pas d'autre choix que de t'en servir afin de subsister quelques jours de plus. En d'autres termes, si tu ne souhaitais pas crever de faim après ces trois jours de jeûne, tu devais bouffer de l'humain... Oh ça ne te plaisait pas. Ton couteau tremblait encore frénétiquement dans ta main. Cela devait maintenant faire vingt minutes que tu étais resté planté face au maccabée, l'air béat. C'était bien la première fois que tu tuais un homme. Jusqu'alors, tu avais réussi à éviter habilement tout contact physique avec les créatures, mais ce gars t'était tombé dessus comme un malade. Lui-même ne devait pas avoir mangé depuis de nombreux jours... Tout comme toi, l'arrivée d'un autre être humain était sa dernière chance afin de ne pas mourir de faim. Faible comme il était, sa tentative, même face à toi avait été deséspéré... Jamais un combat n'avait pour toi était aussi simple (ton frère ayant fait un bien plus coriace adversaire). Comme instinctivement, ton couteau était venu transpercer sa gorge. Tu n'avais pas vraiment contrôlé tes gestes, te contentant de reproduire les mouvements d'un personnage de film d'horreur. Ce genre d'horreur que ton frère te montrait à la télévision... Désormais, tu faisais office de parfait psychopathe. Celui qui boulotte de l'humain. Celui qui abat froidement sa proie... Ce n'était pourtant pas ce que tu souhaitais. C'était un accident, de la légitime défense ! Ton ventre te dévorait déjà de l'intérieur, se refermant sur lui-même comme un trou noir qui engloutirait rapidement le reste de ton corps. Tu devais te nourrir. Peu importaient le goût, la consistance et même l'éthique humaine... Rien de tout cela n'avait désormais de l'importance. Seule la survie -si envie de survivre il y avait- était de mise... Tu n'avais pas envie de mourir. Pas encore. Tu n'avais rien fait de ta vie. Rien vécu... Tu ne pouvais tout simplement pas laisser toutes ces années d'attente en plan pour un pauvre homme mort qui avait souhaité te bouffer !


Tu t'étais réfugié dans le Parc Willow, à quelques mètres d'un immense terrain de golf lorsque les feux d'artifice de novembre retentirent dans tout Détroit. Ta ville de naissance semblait bien différente de celle que tu avais connue autrefois... Les ruelles vides, sans circulation. Les quelques cris au loin, rythmant tes marches dans le coeur de cette grande ville. Et puis, les bombes... Tout était devenu en quelques mois apocalyptiques, digne des pires scénarios-catastrophes que ton frère avait pour habitude de te laisser croire. Les explosions au sud de la ville furent réellement ce qui te motiva à rejoindre le nord de Détroit. Tu avais d'abord pensé à des feux d'artifice -ton esprit d'enfant n'ayant alors pas totalement disparu-. Tu t'étais cependant rapidement rendu compte des réels événements. Ce n'était pas la fête, loin de là. C'était le commencement de la fin ! Du moins, celle de la civilisation comme tu l'avais connu. C'était ton passé que ces bombes détruisaient avec les centaines de citoyens encore vivants dans les ruelles... Ta maison devait avoir été réduite en cendres. Tant mieux. Tu n'avais de toute évidence aucune envie de rebrousser chemin. La demeure de tes abrutis de parents n'avait de toute façon jamais réellement été chez toi. Un lieu pour dormir... Et encore, c'était sans compter ce connard de frère, prenant un malin plaisir à venir t'étouffer sous un coussin pendant ton sommeil ! Non vraiment. Cette maison n'avait jamais été ta maison... Celle de tyrans injustes et stupides, probablement. Les explosions te faisaient ainsi peu à peu remonter ces souvenirs nocifs. Ta famille n'était plus là, mais tu ne pouvais t'empêcher de les détester toujours plus ! Tu avais été le premier à pleurer la mort de ta mère, lorsque cette dernière se fit dévorer vivante sous tes yeux... Qu'est-ce que tu pouvais être bête. "Elle restait ta mère, et ton amour était inconditionnel", voilà sûrement tes anciennes pensées vis-à-vis de cette femme... Aujourd'hui c'était différent, tu faisais table rase de ton passé sale, désormais prêt à faire face à ce monde sans pitié accompagnée de la force mentale qui t'avait suivi tout le long de ta vie dans la maison familiale. Aujourd'hui, tu n'étais plus vraiment ce gamin innocent de collège. Tu avais tué un homme et mangé sa chair ! Oui c'était dégueulasse ! Oui, tu étais passé à côté de remontée de vomi à de nombreuses reprises. Oui, tu t'étais senti extrêmement coupable... Mais tout ça était déjà oublié. Désormais, tu étais fier d'avoir réussi à survivre à quelques jours de plus grâce à ce repas peu commun.

Pour la première fois en plusieurs mois, Leander avait trouvé de la compagnie ! Une véritable compagnie, sympathique et bienveillante. Ses débuts dans le carnage qu'étaient les États-Unis avaient été accompagnés de sa sale famille. Le garçon était toujours resté avec eux... Son innocence lui avait tout simplement empêché de penser ne serait-ce qu'à les quitter. Leander avait tout simplement fait office de chien pour ces personnes... C'était ainsi la première fois que le jeune homme rencontrait des survivants de bonne compagnie. Une petite famille, tout comme la sienne, à la différence près qu'ils étaient unis. De très gentilles personnes ayant accueilli Leander en leur sein sans aucun doute ! Les Millers ! Quelle charmante famille cette petite troupe devait avoir été avant l'apocalypse. Si leur joie de vivre ne s'était pas éteinte avec tous ces événements, tu imaginais bien à quel point ils avaient pu être parfait autrefois ! Seulement... Dorénavant, la gentillesse était inutile... Les Millers avaient certainement été les meilleures personnes que tu es jusqu'alors rencontré. Cependant, tu l'avais toi-même rapidement remarqué : ils n'étaient pas faits pour la survie. Cette petite famille était de bons vivants, pas de bons survivants... Ce fut deux semaines après ta rencontre avec eux que le drame arriva. Tu l'avais attendu, espérant toujours repousser l'échéance, mais les Millers ne pouvaient s'en sortir dans ce monde... Tu te demandais même comment ils avaient réussi à tenir si longtemps dans le carnage. C'était au détour d'un quartier dangereux, rempli de rôdeurs tranquilles, que vous vous fîtes prendre au piège. Pour la première fois de ta vie, tu avais tenté d'aider autrui ! Cette fois-ci, alors que ton instinct t'avait immédiatement fait monter sur le balcon d'une petite maison proche, tu avais tendu ta corde à la famille... Seulement il était trop tard. Les rôdeurs s'étaient jeté si rapidement sur les Millers que tu faillis t'écraser en bas -faute d'avoir tenté de leur tenir la corde...- une véritable douche froide pour le petit être que tu étais. Il était véritablement inutile de s'attacher à quoi que ce soit dans ce nouveau monde, et tu l'avais très rapidement compris ! Il n'était désormais plus question de porter une quelconque affection sur quiconque. Il n'y avait que toi. Toi et ta survie.


Tiens... Celui-là, tu te demandais réellement comment il avait réussi à ne pas crever. Tu le connaissais bien, cet enfoiré avait gâché ton enfance ! Il était précisément l'une des raisons pour laquelle tu avais détesté tes jours hors de l'apocalypse. Tu aurais pu vivre dans une famille telle que les Millers, mais il fallut que tu tombes sur ces crétins de Ioannis... Tu te demandais bien d'où provenait ce gène de connard ! Après tout, tu n'avais pas connu tes grands-parents, ces derniers étant resté en Grèce. Ton père et ta mère n'avaient jamais entretenu de relation très amicale avec leurs parents. Comme quoi ce devait être héréditaire ! En l'occurrence, c'était aujourd'hui face à ton frère que tu te tenais... L'hiver avait complètement enveloppé les rues d'un voil blanc protecteur. C'était depuis quelques semaines une période de calme ! Très peu de survivants n'osaient sortir dans les rues, et les rôdeurs avaient arrêté leur marche funèbre... C'était un parfait temps pour toi, emmitouflé dans ta veste chaude, seul vêtement que tu avais gardé de tes parents. Seulement, lui ? Ce jeune homme qui te faisait désormais face, complètement frigorifié. Vraiment, tu étais épaté par cet imbécile ! Comme quoi, ces jeux vidéo débiles lui auraient peut-être donné quelques conseils afin de se débrouiller en territoire hostile... Tu cherchais stupidement comment cet attardé pouvait bien avoir survécu si longtemps, mais tes émotions prirent bientôt le pas sur tes pensées. De la joie ? De la tristesse ? Oh, rien de cela... Tu avais perdu ton frère de vue lorsque toi et ton père vous étiez fait poursuivre par un groupe de rôdeur. Le garçon avait déguerpi à l'opposé de votre direction... Désormais, alors que tu le croisais pour la première fois, particulièrement dans cet état si minable, une grande joie s'empara de toi ! Une joie... Malsaine.
« Achille ! » lanças-tu, grand sourire aux lèvres, les bras ouverts, courant vers ton frère.
« T'es vivant ! » continuas-tu en l'enlaçant -presque sympathiquement-
Le garçon ne vit évidemment rien passer. S'était-il alors souvenu de toutes les merdes qu'il t'avait fait subir, alors que tu lui montrais ces marques d'affection ? Avait-il réussi à éprouver un semblant d'empathie ? Était-il désolé pour tout ça ? À vrai dire, tu t'en foutais royalement ! Il ne fallut que quelques secondes avant que tu ne te décides à lui planter ton couteau profondément dans la gorge... Le sang s'était rapidement déversé en grande gorgée sur ton visage, tandis que tu tenais fermement la ceinture de ton frère, l'empêchant de s'enfuir. Le pauvre garçon se vidait de son sang, gloussant comme une poule dans tes bras ! Cet imbécile n'avait rien vu venir. Il ne le voyait sûrement toujours pas, les yeux exorbités ainsi levé vers le ciel... Peut-être n'avait-il même pas remarqué d'où était venu le coup. Seulement, ce n'était pas ainsi que tu souhaitais que l'histoire se finisse. Tu avais doucement accroupi ton frère, de sorte à ce que ses yeux se posent enfin sur toi. Tu le dominais de ta petite taille, un rictus faussement compatissant sur les lèvres...
« Gamo to spiti sou » lui crachas-tu au visage... Oui, tu baisais volontiers son honneur, comme celui de ta famille ! Il n'y avait plus de famille qui tienne, et la mort de son dernier véritable représentant marquait la fin des Ioannis.
Tu avais finalement tourné la dernière page du premier tome de ton histoire. Tu nommais ce livre "Crasse", en l'honneur de la dégradation de tout ce que tu avais connu ! La mort de tes proches, de tes ennemis, de ta gentillesse, de ton innocence et... De ton ancien toi. Tu terminas ainsi le dernier chapitre de Crasse par la transformation d'Achille Ioannis en plat de résistance ! Il était enfin temps que ton frère te serve à quelque chose...