Il faisait un temps à crever là dehors et Harvey ; qui était pourtant réputé pour être l’homme bibendum de Fort Hope ; arrivait encore subir les morsures du froid malgré ses quatre épaisseurs de pulls. Demain c’était décidé, il se rajouterait une petite couche supplémentaire pour être sûr de ne pas choper la crève en plus de sa récente blessure à la tête. Ca serait tout bonnement catastrophique. Déjà qu’on l’avait collé au lit pendant près de deux semaines pour un repos forcé, il ne voulait pas rallonger sa peine d’une semaine avec l’apparition d’un rhume.

Après une bonne partie de la journée cloîtré au garage du camp à dégraisser des pièces usagées, la décision fut prise de partir un peu plus tôt pour aller faire son tour habituel du côté d’Ezra. S’il ne connaissait pas tous les détails de sa séquestration, il trouvait que sa situation s'améliorait de jour en jour. Oui... Ezra allait mieux. Et c’était une bonne chose. D’un geste mécanique, il enroula ses écouteurs autour du mp3 de Franklin pour le glisser dans la poche arrière de son jean. Quelques minutes de marche plus tard, il toqua à la porte d’entrée du principal concerné.

Aucun signe de vie à l’intérieur dudit bâtiment. Même Anja, sa colocataire, ne semblait pas se trouver sur les lieux. Il avait donc dû se creuser les méninges pour faire un rapide listing des endroits où Ezra était susceptible traîner à cette heure avancée. Le ravitaillement peut-être, ou la salle commune…? La ferme…? Personne ne semblait l’avoir vu. Une réponse qui l’irritait un peu plus à chaque fois qu’on lui soufflait d’un air hébété. Ezra n’avait pas pu juste disparaître. Ce camp n’était pas si grand. Il ne lui restait donc plus qu’une option avant de passer en alerte : le lac. Ezra n’aurait pas pu sortir de Fort Hope sans autorisation… Si ? Il devait forcément traîner quelque part… Et quel fut son soulagement en apercevant la silhouette fragile du tatoué les deux pieds dans l’eau glacée du lac.

D’une foulée assurée, il s’approcha du brun avant de laisser sa voix gronder dans l’air sans pour autant chercher à se montrer intimidant : “Ezra ?”. Le calme étant omniprésent, sa voix vint briser soudainement la quiétude du lieu. “T’es au courant que tu vas choper la crève ?” commença-t-il en guise de salutation, un rictus douloureux sur le visage alors qu’il pouvait constater que rien ne protégeait sa peau délicate des agressions extérieures. Ce type était un grand malade… Il devait mourir de froid dans cette tenue… A quoi jouait-il exactement ?

S’approchant d’une demi foulée supplémentaire, il remarqua enfin son sac au sol, ainsi que ses vêtement pliés… Puis, un morceau de papier s’apparentant à un dessin, ou une lettre…? Et cette bouteille d’alcool vide, trop souvent présage de mauvaise augure. Fronçant les sourcils, il ralentit drastiquement le rythme de sa marche réalisant peu à peu ce qu’il était en train de faire, sans pour autant, en être totalement sûr. Après tout… Il était rentré à Fort Hope, auprès des gens qu’il aimait et qui l’aimaient. Tout allait pour le mieux, pour lui. Tout était rentré dans l’ordre. Alors que signifiait cette corde autour de son cou qu’il n’avait pas remarqué en arrivant un peu plus tôt.  Finalement immobile, il leva doucement une main dans sa direction : “Ok, Ezra...” - souffla-t-il faussement serein, ne sachant pas quoi dire ou quoi faire pour empêcher Ezra d’aller au bout de ses idées de toute évidence morbide. Il était de loin la personne la moins qualifié pour régler ce genre de problème. Qu’aurait-fait Logan dans une situation similaire…? Qu’est-ce que Lyana avait fait quand lui-même avait failli se laisser consumer par ses idées noires…? Il ne s’en souvient plus. Ou plutôt, il ne voulait plus s’en souvenir. “Ecoute… Je sais… Je sais qu’on a pas encore l’eau chaude à Fort Hope... Mais je pense pas que ce soit une raison… Pour en arriver là” dit-il en s’avançant doucement d’un pas prudent. Il lui restait plusieurs bons mètres pour l’atteindre et nul doute qu’Harvey parviendrait à arriver à temps pour le sortir de là. Ce n’était pas ça le problème. Il voulait simplement éviter à Ezra un traumatisme supplémentaire, qu’était celui de tenter de mettre fin à ses jours.

Il s’était finalement retourné vers lui, les traits de son visage plus creusés que jamais, les yeux larmoyants, exprimant une chagrin lacérant. Et ce regard… Qu’il ne connaissait que trop bien pour l’avoir porté des mois durant. Ce voile d'indifférence au fond de ses iris azurées comme si plus rien n’avait d’importance. Comme si plus rien n’avait de sens ou d'intérêt. Ca lui faisait mal, ça le tuait, de le voir ainsi. Qu’Harvey pouvait s’en mordre les doigts, de ne rien avoir vu venir. Sans doute trop égoïste et trop préoccupé par ses propres petits problèmes. Ou trop lâche, pour affronter la réalité en face. Il aurait dû sentir le désespoir d’Ezra le consumer, au lieu de ça, il s’était naïvement imaginé le tatoué remonter la pente.

Pas à pas, il se rapprochait de l’animal blessé. Lentement, mais sûrement. Afin d’éviter qu’un de ses gestes ne précipite la décision d’Ezra à mettre un terme à sa vie. Encore une bonne minute à cette allure là et bientôt ses boots atteindraient l’eau glacée du lac. Encore une minute et Ezra serait entre de bonnes mains. Alors les deux bras légèrement tendus, il progressait vers son ami. Écoutant avec attention ce qu’Ezra essayait de lui dire, la langue ankylosée par la liqueur qu’il avait déjà ingéré. Des phrases décousues à l’image même de son esprit égaré. Il ne lui en voulait pas, il comprenait. D’un léger sourire bienveillant, il souffla à son tour d’une voix empreinte d’une touchante sincérité : “Je t’aime aussi Ezra…”. Un terrible mensonge, car Harvey ne l’aimait pas. Il l’appréciait. Énormément. Car il s’agissait d’un de ses rares amis. Mais si pour l’empêcher de commettre l’irréparable, Harvey devait user du mot interdit alors il le ferait, sans hésiter une seule seconde. Il ne pouvait pas se permettre de perdre une personne de plus et surtout pas Ezra. Pas après tout le mal qu’ils s’étaient tous donnés pour le ramener en vie à Fort Hope. “Je t’aime aussi…” répéta-t-il paisiblement. “Alors, reviens sur la berge… On va rentrer à la maison ensemble, ok...? Tu vas enfiler des vêtements chauds, pendant que je te préparerai un bon thé...” Encore quelques secondes… Quelques mètres… Il ne fallait pas qu’il lâche maintenant. “Tout va s’arranger Ezra... Je te le promets” souffla-t-il de cette même voix concernée, se surprenant à mentir à nouveau. Harvey ne s’était jamais pensé capable de cruauté et pourtant, avec Ezra, il nageait en plein dedans. Coincé entre mensonges et fausses promesses. Culpabilité et égoïsme.

A chaque nouveau pas, Harvey craignait un peu plus que la situation échappe à son contrôle. Si ses mots bienveillants semblaient avoir trouvé écho dans l’esprit du tatoué, ils n'étaient pourtant pas suffisamment forts pour le dissuader de mettre un terme à sa vie. Pour autant, sa progression s'était stoppée. Il n’irait pas plus loin dans ce lac gelé, ce qui laissait enfin une chance à Harvey de rattraper son retard. Ce qu’il continuait de faire d’un pas prudent, les bras tendus à la manière d’un funambule vers son ami ivre mort. Mort de l’intérieur. Tout comme il avait pu l’être, lui, à la suite de ces longs mois de captivité chez les cannibales. A la mort de Franklin, puis d’Isha ou d’Astoria. Ce vide au myocarde, Harvey le connaissait que trop bien. « Je vais te sortir de... » — parole écourtée, souffle coupé. La lourde pierre sombre finalement sous le miroir d’eau en entraînant Ezra dans sa folie. Il n’y a plus que l’urgence de la situation. L’urgence de le sortir de là avant que ses poumons s’emplissent d’eau.

Ses pas autrefois mesurés se transforment alors instantanément en foulées pressantes et en moins de trois secondes, veste de Punisher jetée sur la berge, l’eau lui arrive déjà au niveau de la taille. Il ne possédait aucune arme, pas même un vulgaire couteau pour rompre cette maudite corde. L’heure n'était plus à la réflexion ou à l'élaboration de plans. Il fallait le sauver. L’adrénaline qui tapait contre ses tempes l'empêchait pour l'heure de souffrir d’un quelconque froid. Sa force serait suffisante, il ne pouvait en être autrement. Ils n’avaient pas tous risqués leur vie pour voir Ezra mourir maintenant. Ce n’était pas juste. Et enfin, Harvey comprenait. Pour la première fois, c’était lui le sauveur. Lui qui allait empêcher l’acte de désespoir d’une autre personne. Faire à quelqu’un, ce qu’il avait reproché à d’autres. Tout ça, par pur égoïsme. Le corps tout entier submergé par les flots immobiles, ses mains attrapèrent sans délicatesse le survivant et son boulet funeste. C’est d’un bras verrouillé autour de la taille d’Ezra et d’une poigne ferme autour du noeud de la roche qu’Harvey émerge du lac quelques secondes plus tard. La peau mordue par le froid et le souffle tremblant sous l’effort. Encore quelques secondes et il serait en mesure de détendre la corde autour de son cou pour libérer sa trachée écrasée.

De nouveau sur la rive, ses jambes se dérobent à son tour sous le cumul de leurs poids. Les membres ankylosés par le froid, ses doigts s’acharnent difficilement pour affranchir son ami de sa corde. « Respire... Respire ! » — des supplices soufflés à demi-voix, qui ne cesseront qu’une fois l’ordre exécuté par le principal concerné. Loin d’être le mieux formé aux gestes de premiers secours, une fois débarrassé de son lest si Ezra ne semblait pas respirer de lui-même, c’est un sprint vers l’infirmerie qui s’annonçait pour les deux survivants. De sa main gauche aux articulations blanchies par le froid, c'est de quelques tapes sur la joue d'Ezra que le plus jeune tentait de le ramener à lui. Piètre tentative, sans l'ombre d'un doute.

Il fallut attendre plusieurs minutes qu’Ezra recouvre entièrement ses forces pour hausser la voix. Cette dernière avait beau être brisée et ses propos tout aussi déchirants, Harvey était profondément soulagé de le voir s’exprimer, même difficilement. Après tout, c’était la preuve qu’il était bel et bien en vie. Du moins pour le moment, car avec un temps pareil et des températures aussi basses, Harvey ne donnait pas cher de sa peau. S’il restait dix minutes de plus dehors ainsi mouillé, c’était l’hypothermie assurée. S’il laissait le tatoué s'imprégner du froid ambiant, ce n’est plus la corde qui aurait raison de lui, mais bien la maladie. Son regard d’un noir d’encre, il évita de le laisser traîner trop longtemps sur son torse dénudé au risque d’être gêné. Il ne pouvait pas l’être, pas dans un cas comme celui-ci où la santé d’Ezra en dépendait. Sans vraiment réfléchir, il prit l’initiative de l’habiller sans lui demander son avis. Ce dernier ne semblait de toute manière pas forcément disposé à pouvoir contester son autorité. D’un pas mécanique qui trahissait ses rotules gelées, il s’approcha de sa veste de Punisher qu’il avait retiré juste avant de plonger pour la lui faire enfiler non sans quelques difficultés. D’un coup sec de fermeture éclair jusqu’au menton, il finit de le placer au chaud.

Il avait écouté, ce qu’Ezra avait tenté de lui dire un peu plus tôt entre deux sanglots. Qu’il était perdu, qu’il avait peur, qu’il ne voulait pas être seul. Dans l’urgence de la situation, Harvey ne savait pas comment gérer ces aveux si ce n’était qu’en se montrant un peu plus pressant dans ses mouvements. Attrapant l’une de ses mains qui s’était mise à cacher son visage dans la sienne, Harvey tente de capter son regard afin qu’il puisse trouver en lui un visage familier près à le rassurer. “Regarde-moi. On va rentrer. Tu vas boire un truc chaud et te changer… Je reste avec toi. On en parle une fois tout ça fait, ok ?”  — son ton est maladivement toujours aussi sec qu’à l’accoutumée, aussi maladroit également. Pourtant, ses ordres sont toujours plus doux quand ils s’adressent à Ezra plutôt qu’à une autre personne du camp. Peut-être était-ce dû à la situation, ou peut-être pas. Le fait est, qu’Harvey n’avait jamais voulu le brusquer, Ezra. Il l’avait déjà fait, sans doute, involontairement. Mais cette fois-ci, il voulait juste le mettre à l’abri rapidement. Alors d’une poigne se voulant prudente, il l’aide à se lever en le saisissant au bras. Juste pour voir s’il pouvait se tenir de lui-même sur ses jambes, au pire il l’aiderait à marcher. Ils n’étaient plus à ça près. Ses trois pulls superposés à lui, ils le frigorifiaient littéralement sur place. Sans compter leur poids tous trois imbibés d’eau. C’était comme porter deux sacs de ciment de part et d’autre du torse, jusqu’à rendre une simple respiration difficile. Harvey n’était pourtant pas celui à plaindre ici. Silencieux, il serre les dents et croise les doigts pour s’éviter la crève. Plutôt mourir, que se délester de ses pulls en public.

Si les bourrasques glacées étaient déjà insupportables pour leurs deux corps frigorifiés, ce n’était rien, comparé à la douleur de son myocarde face à la récente tentative de suicide d’Ezra. Harvey avait eu beau faire tout son possible pour essayer de lui maintenir la tête hors de l’eau depuis son retour à Fort Hope, de toute évidence, il avait échoué. Et avoir réussi à le sortir du lac à temps aujourd’hui n’était définitivement pas synonyme de victoire... Il suffisait de le voir tout grelottant sur la rive pour comprendre qu’il était arrivé trop tard. Que l’irréparable avait été commis. Qu’ils ne l’avaient pas libéré des griffes de Maryse assez tôt. Ezra était brisé. Par leur faute à tous, mais aussi et surtout par la sienne, il en était persuadé. En tant qu’ami, il aurait dû voir la chose arriver pour l’avoir vécu des années plutôt. Alors pourquoi n’avait-il rien vu venir…? Parce qu’il avait été une fois de plus égoïste. Parce que depuis qu’il était rentré, il passait tout son temps à l’infirmerie pour surveiller l’évolution de sa commotion. Il s’en voulait, terriblement... Et pendant qu’il aidait Ezra à se lever, puis à avancer, il se jurait de ne plus jamais le quitter des yeux à partir de maintenant. “Je te lâche plus” - qu’il répète à son tour quand Ezra le supplie une nouvelle fois de ne pas le laisser seul. Il n’allait pas l’abandonner une deuxième fois. S’il avait déjà eu cette impression, il ne l’aurait pas deux fois. Une promesse, que le plus jeune se faisait à lui-même, silencieusement, sérieusement. Il ne le laisserait plus sans surveillance. Ezra allait devenir sa responsabilité. A partir d’aujourd’hui, il deviendrait sa Joséphine, son ange-gardien.

Obnubilé par ce besoin viscéral de le mettre au plus vite à l’abri, il en venait à négliger les capacités d’Ezra à pouvoir se mouvoir dans ce froid. Dans l’urgence de la situation, il en oubliait ce qu’il venait d’essayer de faire. Ne pensant plus à l’alcool qui coulait dans son sang ni à la lettre qu’il avait trouvé sur ses affaires abandonnées près du lac qu’il allait devoir aller récupérer un peu plus tard. Quand il le pria de faire une pause, Harvey s’en mordit un instant les lèvres. Ils étaient encore assez loin… Ses craintes, elles n’étaient pas prêtes de passer car voilà que maintenant, le tatoué semblait surprit de le voir lui, totalement trempé. “Je t’ai… Remonté… A la surface du lac. Mais… Tout va bien maintenant” - l’avait-il déjà oublié ? S’était-il cogné la tête avec le rocher sans qu’il ne s’en aperçoive…? L’inquiétude grandissait en lui, alors que l’envie de l'ausculter se faisait elle, plus pressante encore. Il fallait définitivement qu’ils rentrent se mettre au chaud et qu’Harvey s’occupe de tout ça… Qu’il aille même prévenir des gens plus compétents, qui contrairement à lui, savaient comment bien réagir dans ce genre de situation. Dépassé par les événements, la vision d’un Ezra brisé, le froid mordant qui fouettait son visage parsemé d’ecchymoses légères et violacées… Ses nerfs commençaient à son tour à lâcher. Les larmes, à naître dans les recoins de ses iris couleur charbon. Lui aussi, il commençait à être vraiment fatigué et à bout de forces... “Non… Non, je suis pas un ange...” - Il n’était pas un ange. Les anges n’étaient pas aussi… Asociaux, froids ou austères. Ils n’en avaient pas l’air du moins, sur toutes les peintures qui traitaient du sujet. Et clairement, il n’était pas aussi exhibitionniste que tous ses bambins au cul rose qui s’agitaient joyeusement dans les airs avec leurs trompettes. Harvey, il ne souriait pas. Ne faisait aucun effort pour paraître sympathique et ce n’était pas non plus ses cheveux brun foncé et ses iris d’un noir de jai qui allaient appuyer sa soi-disant nature angélique. Au mieux, il s’approchait plus de la description d’une grande faucheuse... “Tu penses pouvoir au moins t’accrocher...? Je vais te porter, on ira plus vite comme ça, ok ?” - ses dents claquent presque sous le froid. Pour autant, il ne perd pas une seconde à se plaindre et se retourne déjà pour présenter son dos trempé à Ezra. Sans attendre sa réponse, il fléchit légèrement les genoux pour qu’il puisse lui grimper dessus plus facilement. Heureusement, le tatoué faisait partie de ces fameux poids plumes de Fort Hope. Une véritable chance pour ses rotules qui grinçaient au moindre de ses mouvements.