On pourrait le penser nerveux tant il ne cesse de s'agiter et de chercher l'action. Milàn ne tient juste pas en place et si ça n'en est pas au stade réel de la maladie, il se considère lui-même comme hyperactif. L'attente et l'immobilité le rendent totalement fou. Pour avoir déjà traversé une période d'apathie dérangeante, il se sent d'autant plus mal à l'aise et irrité par la seule idée de ne pouvoir agir concrètement sur son environnement. Par chance pour ses camarades en ces temps hivernaux, il passe volontiers sous silence ses états d'âme et se réfugie dans des activités mêlant sa passion de toujours, le travail du bois afin de passer ses nerfs, d'occuper son esprit. Il n'aime pas parler beaucoup, n'en a peut-être pas l'habitude non plus. On peut le qualifier d'introverti. Il ne gaspillera jamais sa salive inutilement, il ne dispense son souffle que pour parler de choses essentielles.

Son pragmatisme l'aide à garder la tête froide en toutes circonstances. Cartésien, il ne fait jamais passer le cœur avant la raison, il préfère analyser, réfléchir de manière rationnelle sans prendre en compte les sentiments d'autrui. Ni même les siens à vrai dire. Rusé, il veillera toujours à trouver la solution à chaque problème jusqu'à parfois frôler l'obsession quand cette dernière tarde à se manifester. Sa formation militaire lui a appris à faire preuve de fermeté et à écarter tout bon sentiment de sa route. Il a le jugement et la critique facile quand les autres se montrent trop émotifs. Fait d'autant plus réel en ce qui concerne ceux qui sont censés les diriger. La First Lieutenant a d’ailleurs perdu son estime à force de se montrer aussi laxiste et faible. Il ne s'embarrasse nullement de ce que peuvent ressentir les autres. Il ne se met pas à la place des autres, ne cherche pas spécialement à les comprendre. Il vit lui-même dans un déni accru, qu'il entretient pour atteindre son seul objectif : survivre. C'est le seul mode de fonctionnement qu'il connaisse.

Il croit s'être blindé avec le temps, il pense être détaché du monde mais pourtant, il veille à la cohésion du groupe à sa manière, s'armant de sa guitare pour contrer la morosité collective. Il ne le voit que comme un passage obligé pour atteindre son objectif. Préférant voir dans ce geste une manœuvre destinée à la bonne marche du groupe plutôt que comme un témoignage d'une sensibilité qu'il a toujours cherché à refouler et dont il ne souhaite pas s'encombrer. Habitué à faire front face à la tempête, il est devenu sans le vouloir le pilier de leur petit groupe et il n'aime pas du tout assurer ce rôle. Cette responsabilité l'encombre d'un poids supplémentaire dont il se passerait bien.

De ma terre natale, il ne me reste que de vagues souvenirs, des impressions confuses. Des voix que le temps a haché, des odeurs et des couleurs délavées par la mémoire. De cette époque révolue ne subsiste qu'une langue que je manipule parfois maladroitement mais que mes parents ont tenu à m'enseigner. Vivre le rêve américain n'a jamais été dans nos moyens. Trop souvent, nous avons dû accuser le regard des gens. Trop souvent, les préjugés nous ont rattrapé et nous ont mis à l'épreuve. Il ne fallait pas faire de vagues, pas se faire remarquer. Et il fallait surtout réussir par tous les moyens, à l'école pour commencer et dans la vie de façon générale. Notre famille luttait, chacun à sa façon, pour combler un besoin primaire et sans doute omniprésent, le besoin d'appartenance. J'étais l'enfant du milieu et le seul fils. Les attentes étaient différentes pour moi et de bien des façons, j'étais considéré comme l'aîné. Je devais forcément montrer l'exemple à mes deux sœurs, même à celle qui me dépassait de trois années. Il y avait peu d'espace pour l'amusement dans notre foyer, tout ne semblait se résumer qu'à la discipline. Mes parents étaient justes mais stricts. Bien trop stricts. L'envie d'échapper aux règles a toujours été très forte mais ils parvenaient toujours à me dissuader de reproduire la moindre bêtise. Je ne me souviens pas de leurs sourires. Je me souviens encore moins de leurs rires. Je ne sais pas s'ils étaient heureux. Je ne le saurais sans doute jamais plus.

Ils aimaient le silence, ils aimaient la tranquillité et je n'ai jamais pu rester en place. C'est sans doute une forme de contradiction que j'ai contracté inconsciemment pour déjouer l'austérité qu'ils ont instauré. Je ne cherchais pas les ennuis mais eux, parfois, me trouvaient. Je ne reniais jamais mes origines, je ne les mettais pas spécialement en exergue non plus mais mon nom parlait pour moi. Je subis quelques brimades sans réelle gravité de quelques camarades aux idées reçues et étriquées, répliquais quand je le pouvais, m'offrant ainsi le loisir de goûter aux réprimandes et punitions diverses de mes parents, sans cesse inventifs dans ce domaine. Je sortais rarement des sentiers battus pour eux pourtant. Sans doute que j'aurais pu rester docile plus longtemps encore si je ne l'avais pas rencontrée. Elle s'appelait Faith. Elle ne plaisait ni à mon père, ni à ma mère. Sans avoir jamais su pourquoi. Ils ne la trouvaient pas assez bien pour moi, elle ne répondait juste pas à leurs critères, à leurs exigences. Mais je m'en fichais totalement. Je défiai réellement leur autorité pour la première fois, la voyant en cachette. Jusqu'au jour, où j'en ai eu marre de me planquer quand j'étais avec elle.  Les confits ont débuté à la maison. Les menaces ont volé, je commençai à n'en faire qu'à ma tête, à me lancer dans une rébellion insensée contre eux. J'échappai à leur autorité étouffante pour la première fois. Cet envol fut brutalement avorté cependant.

J'avais négligé mon foyer, ma famille au profit de Faith, de mes nouveaux projets l'impliquant. Je n'avais pas dix-huit ans et pourtant, je m'y voyais déjà. A croire qu'on me punissait pour avoir osé placer mes envies avant celles de mes géniteurs. Nous nous blâmons tous pour cette tragédie mais je crois que je suis celui qui est le plus hanté. Chimra, ma jeune soeur, a été découverte un matin. Etendue, froide, les gélules encore dans sa paume. Son geste a ébranlé nos vies, a déconstruit la mienne. Ses problèmes, je ne les connaissais pas. Et pour cause, j'avais été trop souvent absent ces derniers mois. A qui aurait-elle pu se confier ? Elle n'avait que moi à l'époque, j'étais son seul confident. Mon aînée ne vivait déjà plus là. Et les parents, ils n'écoutaient que le son de leurs propres voix. Chimra s'est ôtée la vie silencieusement, sans avertir personne. Elle est partie de son plein gré dans un désespoir qui nous était atrocement étranger. Aucun de nous n'a réellement réussi à rebondir. J'ai mis de côté absolument tout, à commencer par Faith. Nous avons rompu deux mois après le drame.

L'apathie a fait de moi, son pantin pendant de longs mois avant qu'on ne me pousse dans une direction. Cette rage sommeillait en moi, ce chagrin incontrôlable que je contenais difficilement en passant mes journées dans une léthargie relative. Le contraire de ce que j'étais ou avais pu être. Mon père m'a poussé vers l'armée au moment où j'étais le plus vulnérable et j'ai cédé à ses attentes. Je voulais fuir ce que nous traversions. Et j'ai fui sans en mesurer le coût.

Prendre les armes, défendre notre pays d'adoption, je remplissais tous les espoirs de mes parents. Secrètement, j'ai dû croire que ça les réconforterait. Je ne sais pas si je regrette ou non cette décision. D'un jour à l'autre, mon opinion varie sur la question. Tout valait mieux que l'abattement et je retrouvais mes marques, mon besoin d'action manifeste. J'avais commencé à changer pourtant, quelque chose s'était brisé. Quelque chose que je ne pourrai jamais réparer mais j'appris à l'accepter. L'armée m'endurcit, affûta mon pragmatisme et me traça un chemin tout indiqué. Je n'avais plus à ressentir, ni même à réfléchir. Ma vie fût placée sur des rails et je la laissai s'écouler, ne prêtant pas attention aux horreurs que je traversais, ni à ce que je devais faire pour servir mon pays. C'était ma façon de survivre. Et je ne connaissais que celle-là. Je ne connais toujours que ça.

Quand l'épidémie a débuté, j'ai minimisé sa portée, ses conséquences. J'ai vécu au coeur des événements, j'étais là pour contenir les foules apeurées, là pour ramener un semblant d'ordre dans un chaos grandissant à Détroit. La panique de ces gens m'a agacé profondément. Et puis, j'ai compris qu'ils avaient raison. C'était grave. Tout s'est enchaîné ensuite. On nous assignait déjà la mission suivante et je ne rechignai pas à la tâche. Protéger les réfugiés, obéir aux ordres. C'était encore facile. Mais le camp a été attaqué, notre caporal n'y a pas survécu et nous avons battu en retraite dans les bois.

Les choses se sont compliquées davantage avec l'arrivée de l'hiver et ça, malgré le refuge déniché et l'hospitalité de nos hôtes. J'ai toujours cru que plus rien ne pouvait m'atteindre. Mes pensées sont trop souvent tournées vers ce jour de février. Quand j'ai sacrifié Dodge, l'ai laissé être dévoré pour mieux m'en tirer. Ses cris se mêlent à une foule d'autres la nuit et me privent régulièrement de sommeil. Sans pouvoir agir, prisonnier de la météo, du froid, je ne peux que ressasser cet instant et me noyer dans une culpabilité que j'encaisse mal. Le retour du printemps me sera salutaire. M'occuper les mains, l'esprit, je n'ai besoin que de ça. Et quelque chose me dit que je ne suis pas le seul. Je ne lui avais pas accordé le moindre crédit au début. A vrai dire, je la jugeais insignifiante et pourtant, elle s'est révélée être utile. Utile et intéressante. Raven, je ne sais pas ce qui passe par sa tête. Je ne sais pas ce qui me fait baisser ma garde non plus, me pousse à vouloir veiller sur elle d'une certaine façon mais elle est bien la seule chose qui me retienne de péter les plombs. Après tout, tout ne revient qu'à ça, à la survie. Au maintien de cette survie. Et elle en devient un élément assurément primordial.