Je ne pense pas souvent à la façon dont je vais mourir, mais c’est vrai que ça m’est déjà arrivé plusieurs fois au cours des derniers mois. À force de vivre dans un monde où la Mort règne comme un tyran inaccessible, à force de creuser des trous pour enterrer des gosses qui ne connaîtront jamais les affres de la puberté, c’est obligatoirement une question qui finit par traverser l’esprit de chacun. J’aimais penser que le jour où ça me tomberait dessus, ce serait en essayant de sauver l’un des quelques gamins qui sont toujours là. Peut-être même Andy ou Reese, allez savoir. Mais un truc honorable, pas forcément incroyable, mais au moins un peu admirable. Maintenant que le moment est venu, je ne peux même pas prétendre que je suis supris que ma mort ressemble à la chute d’une très mauvaise blague. Elle commencerait par quelque chose du genre : “c’est un asiatique qui marche dans la rue…”. Quant à la fin… Certes, je ne suis pas le mieux placé quand il s’agit de parler humour, mais ce n’est pas une franche rigolade. En tout cas, pas pour moi.

Je baisse quand même les yeux vers le sol et, de fait, la source du problème. Les deux Oni que je n’ai pas encore réussi à tuer sont toujours là, ils s’entêtent à essayer de grimper à l’arbre dans lequel je me suis réfugié, quand bien même ils en sont de toute évidence incapable. Non pas que je n’ai aucun respect pour leur acharnement, c’est vraiment inspirant de voir qu’ils continuent d’y croire malgré les quinze minutes qu’ils viennent de perdre à essayer sans succès, mais… Franchement, ça ne m’arrange pas. Je ne reste pas trop longtemps à les regarder, de peur que ça me donne envie de chialer un peu et m’intéresse plutôt au troisième cadavre en décomposition des lieux. Celui-là repose sur le sol et il est vraiment mort. Je ne veux pas me vanter, mais c’est de mon fait ! On le remarque immédiatement au manche à balai en bois planté dans son crâne. Je suis vraiment fier de ce lancé, c’est probablement ma plus belle réussite des trois dernières années. Enfin, sauf la partie où le manche s’est enfoncé si profondément dans le crâne de la chose que je n’ai pas réussi à l’enlever avant que les deux autres ne me sautent dessus.

Ça ne surprendra sans doute personne, mais je n’ai jamais été très doué pour me battre. J’étais un vrai champion à Street Fighter, mais dans la vraie vie, l’absence de manette m’a toujours posée un certain problème. Ça a malheureusement été pareil aujourd’hui. J’ai au moins réussi à me replier dans cet arbre, mais bon… Soyons honnêtes, ça ne va pas changer grand chose à ce qu’il me reste de vie. Rassurez-vous cela dit, cette blague affreuse dont je suis le héros ne se termine pas avec le pauvre crétin asiatique qui meurt de faim perché dans un arbre.

Tout comme moi, vous vous demandez certainement si j’aurais pu éviter cette mort pitoyable. Je viens de passer sept des quinze dernières minutes à retourner le problème dans tous les sens et, je crois bien que non. Peut-être que j’aurais pu prévenir Reese et Andrea que je partais, plutôt que de m’échapper du camp avant le lever du soleil. Mais si je leur avais dit, ils auraient voulu savoir pourquoi et ils auraient probablement tenu soit à m’accompagner, soit à m’en empêcher. Et puis, j’aurais été forcé de leur parler de Lucy, du fait que la dernière fois qu’on a parlé tous les deux, elle était en route pour Détroit. Ils auraient vite compris que j’étais naïf au point de m’imaginer qu’elle pourrait être encore en vie et dans cette ville. Andy ne m’aurait pas épargné, sur ce coup-là. C’est vrai que maintenant que j’y pense, même moi je trouve ça stupide. Mettons que ma grande soeur soit vivante, quelles sont les chances que je tombe sur elle totalement par hasard en marchant dans une direction arbitraire un jour quelconque ? Il y a beaucoup trop d’inconnues à cette équation et la RNG dans la vraie vie n’est pas aussi prédictible que dans un jeu vidéo. Non, vraiment, j’ai bien fait de garder ce fol espoir pour moi. Je préfère encore mourir dans d’atroces souffrances que de supporter les moqueries d’Andy et les regards de pitié de Reese. Bon, peut-être pas, mais au point où j’en suis, c’est tout ce qui parvient à me rassurer. Je n’ai même pas vraiment réussi à atteindre mon but. Je suis à peine entré dans Détroit. D’ailleurs, ce n’est pas que je veux m’en plaindre, mais ça manque pas mal d’Oni par ici. Comparé à ce qu’on a bouffé quand on était à Chicago, Détroit c’est un peu le désert de la Mort. En fait, quand j’y pense, je ne suis tombé que sur ces trois là depuis quatre heures que j’ai quitté notre campement. Vous pensez sûrement que c’est une bonne chose, mais j’avoue que ça me met un peu mal à l’aise. Faut dire qu’on s’habitue à ces petites choses, à force.

Enfin bon, d’ici vingt-quatre heures, il y en aura de nouveau trois ! Ah oui… Revenons un instant sur cette histoire à propos de Street Fighter et du fait que je ne sais pas me battre. Reese m’a mordu une fois, quand on était à la maternelle et qu’on se disputait pour un jouet. Je ne me souviens plus trop de ce que j’ai ressenti à ce moment-là. C’est-à-dire que j’avais trois ou quatre ans, ça remonte à loin. Mais je suis presque sûr que ça ne faisait pas aussi mal que quand l’un des deux Oni qui me colle aux trousses a planté ses dents dans ma cheville. Cette connerie me lance depuis vingt minutes non-stop. Je vous avais bien dit que je ne mourrai pas de faim ! Par contre, je vais mourir vierge et ça, c’est franchement pire. Heureusement, personne ne le saura, je n’aurais pas supporté de rester à jamais l’abruti qui est mort puceau transformé en rôdeur au sommet d’un arbre. On est d’accord, ça ne vient pas de moi, cette blague est vraiment merdique ? Attendez… Je rêve ou un quatrième cadavre approche ?

Puisque mon destin est déjà scellé, je dois dire que l’approche d’un autre cadavre ne me fait ni chaud ni froid. Je lui jette quand même un regard en coin, c’est plus fort que moi, mais ça s’arrête là. Et pourtant… Plus le quatrième membre de mon futur gang approche, plus je me rends compte qu’il n’est pas vraiment comme les autres. Il est super mince, ok, mais il marche comme s’il savait où il va et en plus de ça, il tient un couteau. J’admets que je trouverais ça génial, de faire partie de la première horde armée du monde, mais ce type n’est définitivement pas mort. Si j’avais encore quelques doutes, ils s’envolent pour de bon quand le nouveau venu est assez proche pour me faire signe de me taire et que je le vois. N’importe qui coincé dans un arbre et venant de rencontrer son sauveur serait certainement fou de joie, mais moi, je me contente d’une grimace triste alors que je me redresse un peu pour observer l’homme aux prises avec les deux monstres qui m’ont arraché ma vie trop tôt. Ce n’est certainement pas un chasseur de rôdeurs professionnel, mais il s’en sort carrément mieux que moi et après quelques minutes d’un petit combat pas très gracieux, tout ce qui devrait être mort l’est pour de vrai. Enfin, à part moi, évidemment.

Le temps que mon regard balaye la scène complètement, mon sauveur élève enfin la voix et je me retrouve nez à nez avec un type tremblant et la lame d’un couteau. Même si je sais que je vais mourir aujourd’hui, je dois admettre que la menace me fait frissonner un coup. Je lève les mains devant moi comme un braqueur qui accepte de se rendre. Mon coeur bat à une vitesse folle, tellement fort que j’ai bien peur que mon sauveur-slash-agresseur l’entende. “Pitié, n’appelez pas vos amis !” que je demande de ma voix encore plus tremblantes que les mains de l’homme. J’ai presque envie de facepalm, mais le moment me semble mal choisi pour ça. Pourquoi est-ce que je ne peux pas être un tout petit peu badass ? C’est mon ultime chance de l’être, mais rien à faire, je reste le même geek apeuré que j’ai toujours été… Enfin bref. Je galère un peu, mais je me décide quand même à descendre de l’arbre, pour me coller gentiment au tronc quand mes pieds touchent de nouveau le sol. Je regarde mon bourreau, qui a plutôt l’air d’être aussi mal que moi et j’ai soudainement envie de pleurer quand il se présente et me demande comment je m’appelle.

Je lutte quelques secondes, mais les sanglots finissent par éclater malgré moi. “Cha… Charlie…” que j’arrive quand même à dire malgré ma gorge serrée par les larmes. “Pitié… Ne… ne me faites pas de mal… Je ne suis même pas armé.” J’ai toujours les mains levées de chaque côté de mon visage, même si elles ont un peu de mal à rester là tellement je tremble, mais de toute évidence, je ne suis pas une menace. C’est vrai que depuis que l’une de ces choses m’a mordu, j’essaye de jouer au type cynique qui accepte son sort parce qu’il sait qu’il ne peut pas y échapper, mais tout à coup, je dois dire que c’est devenu vraiment difficile. Peut-être que c’est parce que la fin de ma vie a finalement un visage et un couteau, je n’en sais rien. En tout cas, je n’arrive plus à m’arrêter de pleurer et, pire encore, je ne suis plus du tout zen à l’idée que tout s’arrête pour moi. “Je… Je ne veux pas… mou… mourir.” avoué-je à mon futur bourreau. Je sais pourtant que ça arrivera, qu’il me fasse du mal ou non, alors quel intérêt ? J’aimerais tellement être dans la capacité de me taire.

S’il y a bien un avantage à être un pauvre gamin pathétique qui ne peut même pas s’empêcher de pleurer devant le type qui va bientôt le tuer, c’est que très souvent, ça attise la pitié du mec en face. En tout cas, c’est clairement ce qui se passe cette fois : l’homme qui vient de menacer de me tuer baisse son arme et essaye tant bien que mal de me rassurer. Mes sanglots s’arrêtent tous seuls alors que je lève mon regard incrédule sur lui. C’est sûr qu’il n’a pas l’air d’un tueur dérangé, mais bon… Je crois qu’en fait, s’il devient gentil, ce sera pire que tout.

J’en suis même totalement sûr quand il vient me prendre dans ses bras, comme ça, d’un coup. Je me tends une petite seconde alors qu’il me serre contre lui. C’est bizarre, un peu. Je veux dire, personne ne m’a pris dans ses bras depuis… Depuis que Lucy est partie de San Francisco pour retrouver son fiancé. Ce n’est pas vraiment désagréable, pour tout dire, mais je ne sais pas trop… En tout cas, ça me surprend tellement que je m’arrête de chialer pour un instant. Je pousse même ma chance jusqu’à passer mes bras autour de lui, moi aussi. Je ne le dirais jamais à personne, mais soudainement, j’ai bien envie de rester là jusqu’à la fin de ma vie. Ce n’est pas pour dans très longtemps, de toute façon, donc ce n’est pas vraiment bizarre, pas vrai ? Malheureusement, l’inconnu n’a pas trop envie de me faire un câlin pour toujours et il finit par me lâcher pour proposer qu’on aille ailleurs. Comme un bébé qui vient de finir un gros caprice, je hoche la tête en retenant de nouvelles larmes et je le suis un peu plus loin. C’est sûrement dangereux, même s’il n’a pas l’air d’un gros méchant, il a quand même réussi à m’attirer où il voulait en se contentant de demander. C’est un miracle que je sois resté en vie trois ans, pas vrai ?

Bref, on s’éloigne un peu des cadavres et mon sauveur s’excuse encore une fois. Je le regarde et je vous jure que j’essaye de tenir bon, mais c’est juste impossible. Les chutes du Niagara, le retour : mes yeux se remplissent de larmes qui inondent mon visage. “C’est… C’est pas vot’ faute” que je dis à ce pauvre homme qui vient de se trouver un boulet pas possible. Est-ce que je devrais lui dire la vérité ? J’ai un peu peur qu’il veuille abréger mes souffrances, mais d’un autre côté… Ce ne serait pas très sympa de ma part de ne rien lui dire et de prendre le risque de finir par me transformer dans ses bras, la mâchoire bien alignée avec sa carotide, non ? Ce n’est pas un dilemme que je vous conseille, sincèrement. Heureusement que la panique m’empêche de trop réfléchir. “C’est juste que je trouve la vie tellement injuste…” Je continue, sans trop savoir où je vais comme ça. Mais il a l’air gentil, finalement et j’ai vraiment besoin que quelqu’un me tienne la main pour les dernières heures que j’ai à vivre. “J’ai à peine vingt ans et je n’ai jamais embrassé quelqu’un. Je mérite pas de mourir ! Mais tout le monde s’en fout de ça, ces abrutis de cadavres encore plus que les autres !” Je n’ai jamais été trop le genre à jurer comme ça, gratuitement - voire même à jurer tout court, pour tout vous dire - mais là, je ne peux même pas m’en empêcher. “S’il vous plaît, ne me tuez pas tant que j’ai encore toute ma tête, d’accord ?” que je lui demande piteusement. Quand j’aurais totalement perdu l’esprit, ce ne sera plus très grave, pas vrai ?

Si ma Mama me voyait maintenant, elle penserait que je n’ai rien retenu de toute l’éducation que j’ai reçu. Parce que sincèrement : suivre jusqu’à sa voiture un inconnu qui a, en seulement quelques minutes, menacé de me tuer puis proposé de m’embrasser ? C’est comme si je suppliais pour avoir des problèmes ! Et pourtant, je continue, je m’installe sur le siège de sa voiture et prend mon visage entre mes mains. Quelle importance, de toute façon ? Même s’il veut m’agresser sexuellement, je serais mort avant de ressentir les effets du traumatisme. Et puis au moins, je ne mourrais pas vierge ! “Ce qu’il se passe, c’est que ma vie a toujours été horrible et inutile et que ma mort sera exactement pareil…” soufflé-je, caché derrière mes mains. “Je pensais que j’étais prêt, mais j’ai encore tellement de choses à vivre ! Et on allait s’en sortir, on allait retrouver le Gouvernement et faire partie des sauvés…” Je ne parle pas très fort, je ne suis même pas sûr qu’il peut m’entendre, mais je dois bien admettre que je m’en fiche complètement.

Tout ce que je sais, c’est qu’à un moment, il comprend enfin. Il pose la question à voix haute et j’ai de nouveau envie de pleurer. J’arrive à me retenir, allez savoir comment, mais je me sens tellement mal que tout ce que je peux faire pour lui répondre, c’est hocher la tête de haut en bas. Oui, l’une de ces choses m’a mordu, alors… “C’est bien ce qui va se passer, hein ?” demandé-je, même plus capable de sangloter, désormais. Je crois que je commence à accepter l’idée. Enfin, pas vraiment accepter, mais plutôt abandonner. “Je vais devenir l’une de ces choses, moi aussi ?” Pourquoi est-ce que je perds mon temps à me poser la question ? Je n’en sais rien, franchement ! Vous savez ce que c’est, quand on est sur le point de mourir tout devient… tellement bizarre. Plus rien n’a de sens.

Ce qui en a, c’est quand le mec me dit qu’il veut m’emmener dans son camp pour voir le médecin. Ne me demandez pas pourquoi, mais dès qu’il dit ça, je me replie sur moi-même et j’entends ma propre voix qui hurle un gros “Non !” que je ne voulais même pas prononcer. Il me faut quelques secondes pour comprendre ce qui me fait vraiment peur et pour l’expliquer à mon nouvel… ami ? “Je… Je ne veux pas qu’on me coupe une jambe ou qu’on me tire une balle dans la tête pour éviter les problèmes ! S’il vous plait, ne m’obligez pas à y aller !” C’est ce qu’ils feront dans son camp, pas vrai ? Dès qu’ils sauront que leur petit Ezra leur a ramené un infecté, ils sortiront les flingues et hop, fin de l’histoire ! “Si je n’ai plus que quelques heures devant moi, je veux en profiter.” Même si je dois admettre que je ne sais pas trop comment je pourrais faire ça.

Il me faut quelques secondes pour y penser et puis, tout à coup, je me redresse et essuie vaguement les larmes sur mon visage, histoire d’avoir l’air un peu moins repoussant et pitoyable. “Vous êtes vraiment d’accord pour…” J’ai du mal à le dire tellement ça parait fou. Toute ma vie ou presque, je n’ai été amoureux que de Leah, mais tous les autres… À l’école, partout, tout le monde croit que je suis gay. La seule personne avec qui je suis plus ou moins sorti, c’était un mec, après tout… J’admets que je me suis toujours demandé si c’était vrai ou non. Est-ce que c’est le genre de chose qu’on sait tout de suite ou on peut le découvrir en route ? Moi en tout cas, je n’ai jamais été sûr. Mais peut-être que le moment est venu… “Est-ce que vous voulez bien m’embrasser pour de vrai ? Juste pour voir ce que ça fait. Que je ne meurs pas idiot, comme on dit.”

Ce Ezra est vraiment trop gentil. Je sais qu’il me ment quand il dit que je vais peut-être m’en sortir, mais c’est vraiment sympa de sa part d’essayer de me rassurer. C’est pas avec Andy et Reese que j’aurais droit à autant de gentillesse, j’parie qu’ils seraient même capable de me flinguer à la seconde où ils sauraient pour ma blessure… Non, c’est faux, je suis sûr qu’ils m’aiment bien dans le fond, moi aussi je commence à les considérer comme des amis. C’est juste quelque chose qu’on se dit pas entre nous, voilà tout. Je suis triste de me dire que je les reverrais jamais et je n’ai vraiment pas besoin d’une raison supplémentaire de me sentir triste pour l’instant. Alors j’essaye de me concentrer sur Ezra. Il est vachement près de moi, d’un coup, c’est un peu flippant, je me sens trop bizarre qu’il me touche et tout ça… Est-ce que ça veut dire que je suis gay, alors ? Ce serait vraiment plus simple si on pouvait avoir cette info dès le début de notre vie, genre un petit dossier sur tout ce que tu dois savoir sur toi, histoire qu’on ne s’encombre pas de détails superflus pour paniquer. Franchement, la vie est bien assez reloue comme ça, non ? L’adolescence, c’est la misère et me lancez même pas sur la fin du monde… Alors devoir en plus m’interroger sur ma sexualité, ça me soûle sérieusement.

Enfin bon, pour le moment, je suis un peu trop paniqué pour vraiment perdre du temps avec ces conneries. Ezra dit qu’il veut que je le tutoie, mais il a genre au moins quinze ans de plus que moi, non ? Peut-être que je suis le genre de gay qu’on voit à la télé qui se tape que des vieux ? “Ok.” dis-je quand même en hochant la tête, vu que j’ose à peine respirer tellement il est proche de mon visage. C’est-à-dire que s’il doit m’embrasser, c’est mieux qu’on soit près l’un de l’autre, mais bon, voilà… J’inspire un grand coup pour me préparer à ce baiser, mais j’ai à peine le temps de remplir mes poumons d’air que hop, je sens ses lèvres sur les miennes et… wow.

Je crois que je reste figé comme un crétin au moins cinq secondes, genre on fait quoi dans ces moments-là ? J’ai vu plein de gens s’embrasser à la télé, mais je l’ai jamais fait et c’est pas aussi évident que ça en a l’air dans les films. Mais au bout d’un moment, je sais pas, ça devient encore plus bizarre et un truc se déconnecte dans ma tête et, je répète : wow. Il sait ce qu’il fait, celui-là, c’est clair que je suis pas son premier. Tant mieux, après tout, ce serait con que mon premier baiser soit foiré parce que ça se passe avec une personne aussi paumée que moi. Et vu qu’il sait ce qu’il fait, mon petit cerveau de génie comprend vite que le plus simple pour avoir l’air assuré moi aussi, c’est de faire comme lui. Voilà comment, après vingt ans à rêver du jour où Leah voudra bien lever les yeux vers moi, je me retrouve le jour de ma mort avec les bras autour du cou d’un mec couvert de tatouage, ma langue dans sa bouche et inversement, à me dire que c’est sûrement le plus beau jour de ma vie, et le mini-Charlie dans mon jeans est carrément d’accord.

Et puis, tout à coup, je me mets à paniquer. Ne me demandez pas pourquoi, je suis pas sûr de pouvoir l’expliquer, mais je suis en train d’embrasser un mec et d’aimer ça genre à fond et ça me fait vraiment peur, là. Je m’éloigne aussi vite que possible, mes mains sur les épaules d’Ezra pour le maintenir à l’écart pendant que je l’observe avec des yeux ronds et la bouche entrouverte. Il se passe rien, ni dans mon cerveau ni ailleurs, pendant une seconde ou deux avant que je m’entende dire : “Putain…” C’est la meilleure façon de décrire ce qui se passe, non ? “Ca veut dire que je suis gay ?” que je demande à voix haute, comme si j’avais pas déjà l’air assez stupide comme ça. “Vous l’êtes, vous ?” C’est vrai qu’il voulait qu’on se tutoie, mais bon, qui va me reprocher d’avoir oublié ça pour le moment, hein ? “Tout le monde disait toujours que je l’étais, au lycée… C’est vrai, alors ? Pourquoi est-ce que je découvre ça le jour de ma mort ? Si je l’avais su avant, peut-être que j’aurais pu vraiment sortir avec Lucas…” Franchement, ma vie craint, mais alors ma mort, c’est encore pire. “Dites, une fois que vous aurez fait semblant de pouvoir me soigner, vous voudrez bien rester avec moi jusqu’à ce que je meurs ?” Peut-être qu’il voudra bien m’embrasser encore, qui sait ? Ce serait cool. Bizarre, mais cool.

Je me sens encore un peu ailleurs, mais de devoir écouter ce que dit Ezra m’aide à me calmer peu à peu. Pour le moment, je crois que je n’ai même plus vraiment peur que ce soit la fin de ma vie. C’est vrai qu’elle aurait pu être cent fois mieux, qu’il me reste un millier de choses à vivre pour la première fois, que je ne sais pas vraiment qui je suis, mais… J’en sais rien, je me sens juste beaucoup moins stressé pour le moment. Faut dire aussi que quand Ezra enlève son t-shirt, ce n’est plus vraiment la mort qui m’inquiète, mais plutôt la vie. Est-ce qu’il veut qu’on… ? C’est bien une chose qu’il faudrait que je fasse au moins une fois avant de mourir, mais wow, je suis pas sûr d’être prêt là ! N’empêche que je l’observe, pas très discrètement. Il est couvert de tatouage, certains que je trouve vraiment très beaux. Il me faut un demi-siècle pour me rendre compte qu’il n’a pas enlevé son t-shirt pour me sauter, mais qu’il est en train de le déchirer. C’est… Qu’est-ce qu’il fait, putain ?

J’ai tout juste le temps d’ouvrir la bouche pour lui demander que le voilà pas qui me colle un lapin en peluche sous le nez. Je le prends par réflexe, mais je ne le serre pas contre moi pour autant. Je veux dire… J’ai plus six ans, je sais très bien que les peluches n’ont aucun pouvoir magique. J’imagine que c’est quand même gentil de sa part d’essayer. “Ca me fait plus tellement mal.” que je dis, à la place, parce qu’il est en train de s’occuper de ma morsure et que c’est vrai que c’est tout juste si je me souviens qu’elle était là. “Est-ce que c’est normal ?” Pourtant, je sens bien qu’il me touche, je sens l’eau froide sur ma peau et ça pique même un peu, mais c’est pas vraiment le truc le plus douloureux de ma vie, quoi.

Et puis, Ezra, le gentil Ezra, pose la question qui tue. Je baisse immédiatement les yeux, serre les poings sur sa peluche. “Je ne suis pas tout seul, non.” j’admets immédiatement, sans réfléchir plus loin. Je n’ai plus du tout peur de lui, je dois dire et peut-être que c’est un tort, mais il ne sait pas d’où je viens de toute façon. “Mais j’ai pas vraiment envie d’aller les voir. Déjà parce que notre campement est assez loin d’ici et puis… Si je me transforme quand je suis avec eux, t’imagine ? J’ai pas envie de prendre le risque de les blesser ou bien qu’ils soient obligés de me tuer pour survivre. Moi je vais pas m’en sortir, mais eux ils ont encore une chance.” Et voilà que je me sens de nouveau triste. Pourtant, je crois que c’est la bonne décision. Je ne peux pas risquer la vie des gosses et encore moins demander à Reese ou à Andy de mettre fin à mes jours, c’est vraiment pas cool pour eux. “Ils finiront bien par comprendre que je rentrerai jamais, pas vrai ?” Je hoche la tête, comme si ça allait m’aider à me convaincre de ça. Je sais qu’ils vont se prendre la tête un moment avant d’accepter l’idée de m’abandonner, mais bon… Ils le feront, parce qu’ils ont pas le choix. Je crois que je n’ai pas vraiment envie de penser à tout ça, mais maintenant que je suis lancé…

“J’étais même pas supposé partir tout seul, mais je voulais pas leur dire que ma grande soeur est peut-être ici. Au cas où ce serait pas le cas, qu’ils soient pas tristes pour moi, tu vois.” J’ai vraiment réussi mon coup, pas vrai ? Bref, penser à tout le monde, ça ne m’aide pas, j’ai besoin de me changer les idées pour supporter les dernières heures de ma vie. “Est-ce qu’on peut parler d’autre chose ? Pas de moi, par exemple. Vous avez des amis vous ? Et de la famille ? Un copain ? Vous avez déjà couché avec quelqu’un ? Je suis sorti avec quelqu’un une fois, vous savez. Il s’appelait Lucas, mais il croyait que j’étais une fille, alors… Enfin voilà.” Vaudrait mieux que je me taise, je crois. C’est ce que je vais faire maintenant.