Comme à son habitude, il était arrivé au garage bien avant les autres mécanos dans l’espoir, sans doute vain, de s’éviter les interminables interactions sociales dont il avait profondément horreur. Perdre vingt minutes de sa matinée en salutations et échanges cordiaux avant de se mettre à travailler, ça ne l’avait jamais vraiment intéressé. Chaque minute de son temps était comptée et comme il ne parvenait plus à faire la moindre nuit complète depuis qu’il était retourné vivre dans la maison d’Isha… Harvey était déjà partiellement contrarié contre la vie.

Dans un silence religieux, les vieux écouteurs du mp3 de Franklin enfoncés dans ses oreilles, il s’était attelé à l’entretien et au dégraissage des pièces de moteur que les dernières expéditions avaient pu leur rapporter. Un travail ennuyeux, mais qui devait être fait par lui ou par un autre. Comme sur sa propre voiture, il n’y avait plus grand chose à faire et que le grille-pains de madame Greenheart fonctionnait de nouveau, il n’avait pas eu d’autre choix que de se rabattre sur ça. La veille, il s’était occupé de dégripper le robinet d’alimentation de son radiateur de chauffage, mais en dehors de ce petit travail de maintenance, sa jeep resplendissait de santé. Pas comme la voiture d’il ne savait quel mécano qui, à son arrivée, était déjà toute cabossée. Des bosses sur la carrosserie par-ci, un rétroviseur explosé par là… Il ne comprendrait jamais comment quelqu’un de soi-disant passionné par la mécanique pouvait négliger ainsi son véhicule. Clairement, ils n’avaient pas tous les mêmes valeurs.
Quand le garage commence progressivement à se remplir, il laisse de côté les pièces de moteur à dégraisser pour se déplacer vers un endroit plus tranquille, à proximité de sa voiture. Etre dérangé n’était pas à son programme, tous le savaient pertinemment et d’ailleurs, personne ne venait jamais l’importuner pour des broutilles. Déjà, parce que tout ce qui se dégageait de lui n’était qu'austérité, mais aussi parce que tous connaissaient son caractère asocial duquel on ne pouvait rien tirer. Harvey, il n’emmerdait personne et personne ne venait l’emmerder en retour. Du moins, jusqu’à aujourd’hui.

Dans son dos, il sent que le volume sonore augmente crescendo. Mais lui, il s’en contre-fou, monte de quelques décibels sa musique, ouvre le capot de sa jeep pour checker le niveau d’huile. Jusqu’à ce que le brouhaha ne vienne jusqu'à lui et que de toute évidence, quelqu’un tente de communiquer avec lui. Agacé, il arrache un de ses écouteurs pour se tourner vers l’individu en question. Tyler, un ‘petit’ nouveau qui avait déjà fait couler pas mal d’encre depuis son arrivée. En mal, plus qu’en bien. Harvey ne pouvait pas le blairer, pour des raisons… Personnelles. “C’est quoi ton problème ?” - qu’il lui crache presque dessus de sa nonchalance légendaire. Histoire de lui faire clairement comprendre qu’il n’avait rien à lui dire et qu’il n’était actuellement pas disposé à tailler le bout de gras avec lui. Qu’il aille donc rouler des pelles à un autre gars du garage, vu qu’à priori c’était bien un des rares domaines dans lequel il semblait exceller, contrairement à la mécanique.

Quand il retire ses écouteurs, le premier mot qu’il parvient à entendre, c’est “cul”. Pourquoi ? Comment ? Quel est le contexte ? Il s’en sait rien et ça le met immédiatement mal à l’aise. Sourcils froncés, il n’a pas le temps de réaliser la menace que cette dernière s'abat contre son visage sous forme d’un crochet du droit version mastodonte. Il en avait pris des claques de la part de types de sa carrure lors de ses entraînements mais, aucune n’avait été aussi violente. Peut-être car lors des entraînements, ils se ménageaient tous pour éviter les grosses blessures inutiles. Ici, c’était différent et la différence, il la ressentait parfaitement bien. Sous le choc, sa mâchoire claque, ses oreilles bourdonnent et les séquelles de son ancien trauma crânien le laisse k.o quelques instants. Assez pour reculer de quelques mètres et prendre appui contre un des ateliers derrière lui. Un peu plus et il l’aurait séché net. Autant dire qu’il n’allait pas le surprendre comme ça deux fois de suite. Le regard assassin, il relève les yeux vers le blond. Il lui dit des choses, sans qu’il ne prenne la peine de vraiment l’écouter. Parce que tout ce qui s’échappe de ses lèvres n’est que connerie. Ce type était une grosse blague à lui tout seul.

Durant sa brève récupération de l’ordre de la seconde contre l’atelier, sa main s’est agrippée à quelque chose de contondant, une clé à molette. “Tu parles de cette poubelle là ?” - qu’il gronde furieusement en ignorant la douleur de sa mâchoire. Sa clé pointant d’une de ses extrémités ladite voiture déjà abîmée. Il voulait vraiment jouer à ça avec lui ? Il n’allait pas chercher à se justifier, pas plus qu’il allait essayer de se dédouaner. Vu l'état du géant, il n’aurait de toute manière aucune crédibilité. Alors il allait lui donner une vraie raison de l’agresser. D’un lancer digne des plus grands javelistes, l’outil vole à travers tout le garage jusqu’à s’exposer contre le pare-brise autrefois impeccable de la trueno. Ça serait mentir de dire qu’il n’avait pas ressenti un léger pincement au cœur après avoir déglingué la caisse de ce type qu’il ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam. La colère avait parlé et même s’il regrettait de s’en être pris à la voiture plus qu’au type en lui-même, le mal était fait. Mais définitivement, c’était entre les deux yeux de ce con qu’il aurait dû lancer sa clé. “Touche moi encore une fois enculé et c’est ta grande gueule qui ressemblera à ta caisse toute cabossée”. Les menaces fusent tandis que sa langue claque contre son palais avec animosité.

Parfois, il en venait à se demander si tous ses efforts pour être moins faible n’avaient pas été totalement vains. Car à chaque fois qu’une opportunité de pouvoir faire ses preuves s’offrait à lui, il échouait. Comme lors du sauvetage de Will et Ezra durant lequel il avait bien failli mourir d’une chute dans l’escalier. Pathétique, un mot qui lui collait franchement à la peau. Au lieu de ça, il avait eu “la chance” de s’en tirer qu’avec un léger trauma crânien. De quoi pouvait-il se plaindre, vraiment ? Harvey, s’il n’était pas foncièrement mauvais, il fallait bien reconnaître qu’il n’était jamais aussi bon qu’il le faudrait. Et ce, malgré ses nombreux sacrifices pour reprendre sa vie en main à la ‘mort’ d’Isha.

De toute évidence, son comportement insolent n’avait pas fait l’unanimité. De son lancer de clé ou de sa réplique, il ne pourrait dire ce qui lui avait le plus déplu. Une chose était sûre : quand le géant s’approche de lui, une vague d’inquiétude le traverse sous la forme d’une désagréable bouffée de chaleur. Finalement, il aurait peut-être dû fermer sa gueule. Contraint de devoir assumer sa connerie la tête haute, il ne recule pas, ne cède aucun millimètre de son territoire à l’autre. Grogne sans montrer les crocs. A défaut d’avoir de gros biscotos, il pouvait au moins se vanter d’être tenace. Sa feinte, il la sent venir à des kilomètres pour s’être déjà retrouvé coincé au milieu d’une rixe un nombre incalculable de fois. Il était jeune, mais loin d’être dupe et n’en était plus à son premier coup d’essai. Il savait comment ça fonctionnait. Personne n’attaquait bêtement de front ou au niveau du regard. Ça venait d’en dessous, ça venait d’en bas, ça venait des côtés, ça venait de partout sauf de là où on l’attendait. Pour autant, il se laisse berner. Parce qu’il ne pouvait pas prendre le risque d’être touché à la tête une seconde fois s’il se trompait et qu’il pensait pouvoir improviser autrement une fois le subterfuge révélé. Sauf que non. Parce qu’on visait ses jambes et que quiconque s’était déjà mesuré à lui, savait que c’était son plus gros point faible. Tout se passe très vite, l’esquive étant impossible, il mise sur l’absorption pour annihiler au possible la violence du coup de tibia qu’on lui assène sans qu’il n’ait le temps de reculer. La douleur qui lui foudroie la jambe, elle le brûle jusque dans la nuque, fait trembler tout son corps qui menace de s'effondrer. La douille est énorme, mais le k.o musculaire est évité et le contre en direct plongeant ne tarde pas à voler. Les muscles encore atrophiés par la douleur lacérante de sa cuisse, il ne cherche pas plus à pénétrer sa garde. Il a besoin de souffler avant de réattaquer. Sur l'instant, il rêvait de pouvoir se mettre accroupi juste trente secondes pour détendre sa jambe… Autant dire que ce n’était pas possible.

On le sous-estimait, sans doute à raison. En dehors de ses regards assassins et de ses nombreuses ecchymoses qui tâchetaient sa peau, il n’avait de toute manière rien de bien menaçant physiquement. Il était plutôt petit. Musclé mais, sec… Une véritable petite teigne quand on y pensait. Tyler finit par le saisir au cou peu de temps après lui avoir asséné son low-kick. Ses paumes claquent immédiatement contre les deux oreilles de son agresseur et son coude s’abat furieusement d’un mouvement circulaire contre la paroi nasale du blond face à lui. Si son dernier coup avait manqué de peu de le faire régurgiter son maigre déjeuner, c’était bien la perspective de baisser l’échine devant ce mec qui le ferait gerber pour de bon. Plié en deux, le foie encore tout retourné par ce qu’on venait de lui faire endurer, il passe son avant-bras contre ses lèvres pour en retirer un résidu de bile et de sang. Le type se met à lui raconter sa journée, genre le monologue de fin des méchants dans les films. Semble même s’imaginer vainqueur de leur altercation. Pour ça, il aurait fallu le mettre k.o, chose qu'il n'était pas. Harvey de son côté, il voit plus ça comme une occasion en or de pouvoir s’accroupir deux secondes pour se dégourdir la jambe droite encore méchamment endolorie. Il reste silencieux un moment sans détacher son regard mauvais du sien. Gagne autant de temps qu’il peut sans laisser sous-entendre qu’il avait bel et bien baissé les bras. Lui faire des excuses…? Et puis quand encore ? Avec lenteur, il se relève et agite soigneusement sa jambe boiteuse dans le vide. “...Tu veux pas que j’te suce la bite aussi pendant qu’on y est ?” - qu’il s'égosillerait presque dans son rire amer tant sa requête était risible. S’il pensait une seule seconde qu’il allait s’excuser, il se fourrait le doigt dans l’oeil jusqu’au coude. Harvey n’était définitivement pas quelqu’un d’assez intelligent pour savoir quand il fallait capituler. Tyler était grand, Tyler était fort, mais Tyler était humain et comme tout le monde, il avait des nerfs, des zones sensibles et des articulations à exploiter. Personne n'était invincible, pas même Logan qu'il idéalisait au possible.

Harvey lui avait fait une promesse et l’avait partiellement tenu : son nez, il avait au moins aussi mauvaise mine que le par-brise de sa trueno. Maintenant, il était évident qu’avec sa jambe en vrac, il n’irait pas bien loin. Il suffisait de le voir boitiller sur place comme une vieille chèvre galeuse pour que son degré de menace retombe à zéro. Dans le fond, il avait sans doute raison : il ne gagnerait pas. Parce qu’il ne gagnait jamais et qu’il devait bien se faire une raison : ça ne changerait pas de sitôt. Peut-être même jamais. Et même si c’était dur à avaler, il ne pouvait pas y faire grand chose. Le souci, c’est qu’ils avaient un public aujourd’hui et que si Harvey avait le malheur d’abdiquer maintenant après quelques coups, il risquerait de se retrouver dans une situation des plus compliquées vis à vis des autres mécanos. Des problèmes de virilité mal placée, qu’il avait réussi à s’éviter jusqu’à aujourd’hui. Un type de deux mètres, on viendrait pas l’emmerder. Un d’un mètre soixante-dix-huit à peine, on rêvait d’en faire son goûter. “J’m’excuserai pas pour une connerie qu’un autre a commis parce que t’as été assez con pour croire qu'tu pouvais faire ce que bon te semble dans ce garage” - qu’il rajoute le dos droit et le menton relevé, faisant clairement référence à ce qui s’était passé entre lui et Ezra. Shit. Depuis quand était-il devenu si raisonnable...? Ça ne lui ressemblait pas. “Tu veux qu'on continue de s'cogner 'ducon' ? Pas de soucis, mais ça réglera en rien ton problème. Sauf peut-être celui qu't'as au niveau d'ton ego”. Ha... Voilà qui était mieux. Un peu plus et Harvey se serait montré aimable avec un inconnu.