S'il y a une chose que mes supérieurs ont bien pris le soin de noter dans leurs rapports sur moi, c'est que je suis calme. Calme sous le feu, et calme durant mes opérations. Quand j'exerce mes fonctions de médecin, quelque chose dans ma tête fait que je suis capable de faire abstraction du reste pour me concentrer sur ce que j'ai à faire. Ce qui évidemment est une grande qualité dans mon métier. Ce ne fut évidemment pas le cas la première fois, ni la deuxième, mais je finis par m'y habituer, ce qui a forgé mon professionnalisme en tant que médecin militaire. Bien que je ne m'embarrasse pas des médailles, je fus citée pour courage, en étant capable d'aller chercher mes camarades tombés sous le feu, tout en démontrant une incroyable loyauté à l'armée et à ses idéaux. C'est évidemment quelque chose qui me vient de ma famille, ce respect pour l'autorité, mais il y a quelque chose de plus.

Je pense qu'après de nombreuses années passées à côtoyer des militaires, j'en suis devenue très attachée, presque méprisante face aux civils. Cela a évidemment un peu changé devant les survivants face aux hordes, mais tout de même, c'est un sentiment difficile à éradiquer. Ils ne se battent que depuis peu, et ils n'ont pas connu tous les sacrifices auxquels nous, les militaires, avons dû consentir. Cela ne veut pas forcément dire que je suis asociale, loin de là : je suis ouverte aux autres, et je ne refuse pas des soins aux civils, évidemment. Je suis capable de faire preuve d'empathie quand c'est nécessaire, et je sais cacher mes sentiments. Toutefois, bien que je sois amicale, cela ne veut pas dire que je témoigne de beaucoup de respect face à ceux qui ne l'ont pas mérité —selon mes critères.

De façon générale, cela se traduit par le fait que j'ai tout de même plutôt tendance à rester avec les militaires, surtout lorsque je porte l'uniforme. Et ces jours-ci, cela signifie tous les jours. Cependant, depuis mes déploiements, et encore davantage depuis le début de l'épidémie, j'ai eu tendance à me renfermer sur moi-même dans une tentative désespérée de paraître forte et détachée de mes émotions. Je refuse de me laisser aller, et surtout de montrer des signes de faiblesse. Il est clair que ma fierté est un de mes plus gros défauts, et la volonté de défendre mon honneur et celui des militaires n'a en rien été affectée par les récents événements. C'est cette fierté qui entretient ma force mentale, qui refuse de me voir plier, qui m'exhorte de continuer à avancer même dans les pires situations, qui m'oblige à relever un défi après l'autre. C'est évidemment la source également de mon certain mépris envers les populations incapables de se défendre seule, mais aussi celle d'une certaine résignation. Certes, je suis à ma place en étant auprès de ceux avec lesquels j'ai combattu, ma vie aujourd'hui signifie que je suis bien obligée de côtoyer encore un certain temps les souffrances des autres, seul point de mon travail qui m'affecte bien après les opérations. Il faut dire que je suis un peu lunatique les soirs, lorsque je vais me coucher, et que je n'arrive pas à trouver le sommeil. Certaines fois, en de rares occasions —bien que de plus en plus fréquentes depuis le début de l'épidémie—, je fais même des rêves éveillées, résultat du cocktail de cette résignation et de la fatigue, où je peux être totalement incapable d'agir. Et c'est cela mon plus grand secret, ma plus grande faiblesse, celle que je veux cacher à tout prix pour pouvoir rester à mon poste, coûte que coûte, parce que c'est le seul en lequel je peux me rendre utile.

Je suis née au sein d'une déjà grande famille dans le Michigan. Ma famille avait des origines irlandaises, et c'est ainsi que je fus élevée dans une tradition catholique assez traditionnelle, somme toute. On m'apprit à respecter la vie, la mienne et celle des autres. Cela passait par le sport, notamment, où mes parents insistaient que pour moi et ma fratrie gardions une forme physique acceptable. Notre famille, à bien des égards, était très archaïque dans ses formes, avec les dîners formels, l'apprentissage de certains codes sociaux, ou évidemment dans l'apprentissage de la religion. Cependant, bien qu'autoritaires, mes parents n'étaient pas fermés sur le monde extérieur ou les autres : ils nous laissèrent le choix dans ce que nous voulions faire, tant que cela rentrait dans leurs idéaux, bien sûr.

Mon enfance fut donc assez classique, et peu intéressante. Si on exceptait ces passages ressemblant à des scènes de l'ancien temps, ma famille n'était pas non plus recluse ou enfermée dans la religion. Sévères sur tous les points concernant l'ordre et la hiérarchie, mes parents nous laissaient suffisamment de marge dans nos études pour réaliser ce que nous voulions, plus ou moins. Ce ne fut pas moi qui fut l'enfant à problème, d'ailleurs, mais davantage le cas de ma plus jeune soeur. Pour ma part, je m'intéressais très tôt aux sciences, et surtout à porter aide à autrui. Il n'y a pas vraiment d'explication tragique, personne ne mourut dans mes bras pour m'y pousser, non, ce fut un choix personnel. Je passais donc les initiations aux premiers secours, jusqu'à ce qu'à 16 ans, mon frère ne meurt lors de son déploiement en Irak.

Ce fut évidemment un choc pour ma famille que de le voir disparaître alors qu'il n'avait que 21 ans, et mes parents en sortirent profondément affectés. Contre leur avis, je décidais de m'engager à mon tour, mais dans le Corps médical, pour poursuivre mon rêve de devenir médecin. Ce fut mon père que je dû convaincre de me laisser m'engager si jeune, puisqu'à 17 ans, j'avais besoin de l'accord de mes parents, mais il finit par signer, de guerre lasse, sur une promesse creuse que je ferais de mon mieux pour ne pas aller sur le front.

Je passais donc les épreuves, que je réussis avec brio, et rejoignis bientôt le Corps Médical, pour devenir médecin de combat à 20 ans. J'avais simplement bifurqué sur ma voie de devenir médecin. Je voulais servir. Servir des hommes et des femmes comme mon frère. Portée par cette propagande qui semblait tant me toucher. Je demandais à partir en Afghanistan l'année suivante, en 2011. Mon père n'avait cette fois plus rien à dire. Je fus rapidement déployée au sein d'une unité combattante.

Et je connus pour la première fois le doute. Le doute d'avoir fait un mauvais choix. Les blessés étaient nombreux. Les blessures étaient horribles. Le travail était dur, bien plus dur que tout ce à quoi on m'avait préparé. J'étais réveillée au milieu de la nuit pour assister une patrouille revenant d'un accrochage. J'étais sollicitée à toute heure de la journée. Comme la plupart des médecins, j'étais bien intégrée au sein des hommes que je soignais, mais pourtant, je me sentais terriblement seule. Seule face aux souffrances que j'étais incapable de soulager, seule face aux blessures que je savais létales. Après une période de rotation d'un an, je pus rentrer au pays pour souffler, avant d'être rappelée un an plus tard.

Durant cette brève pause, je ne pus me résoudre à revenir vers ma famille. Je passais du temps avec eux, mais quelque chose s'était brisée entre eux et moi. Les discours religieux me paraissaient creux. Je ne les comprenais plus, je ne comprenais plus leurs petits caprices du quotidien, et je m'enfermais sur moi-même. Je fis une formation complémentaire en médecine, qui me permit de monter en grade l'année suivante, où je fus de nouveau déployée en Afghanistan.

Cette année fut peut-être pire que le précédent déploiement. Je pris part à des engagements de grande ampleur, à des opérations qui n'en finissaient pas. Je m'enfermais totalement dans la croyance que nous faisions ce qui était juste. Que nous étions là pour apporter la démocratie, la liberté à ces peuples qui nous faisaient pourtant la guerre. Je m'enfermais dans mon groupe de soldats, rechignant de plus en plus à aller porter secours à des populations qui n'étaient pas militaires.

Je rentrais au pays en 2013. Les horreurs auxquelles j'avais assistée me hantaient chaque nuit, ainsi que les personnes que j'avais dû abattre dans l'exercice de mes fonctions de soldat. Cette terrible contradiction entre sauver une vie et la prendre me pesait. Je pensais un temps à quitter l'armée à la fin de mon contrat, mais je le renouvelais une nouvelle fois en 2014. Et c'est ainsi que tout arriva. L'épidémie. Les morts. Et évidemment, je me portais présente une nouvelle fois pour aider du mieux que je pouvais. Après tout, je fais partie du côté des bons, pas vrai ?