[7 Novembre 2017] Il ne fallait pas une maîtrise en physique appliquée pour deviner qu’élever un enfant serait un travail à plein temps, même avec des baby-sitters volontaires de tous les côtés. Et en plus d’avoir une maîtrise en physique, Will en avait une autre en ingénierie nucléaire. Autant dire qu’il aurait dû se douter que son dernier caprice en date se transformerait vite en engagement de toute une vie. Max n’était pourtant pas l’enfant le plus énergique du monde, loin de là. Il parlait un peu, maintenant, mais il n’était que rarement agité. Seulement, il s’accrochait à Will comme à une bouée de sauvetage et il n’était pas rare qu’il débarque dans le lit que l’homme partageait avec son mari, en pleine nuit après un cauchemar. Autant dire que ce nouveau colocataire posait un véritable problème d’intimité pour le couple. Leur vie sexuelle autrefois atrocement active ressemblait désormais à celle d’un vieux couple de septuagénaires ayant oublié la sensation d’un orgasme. Malheureusement, la libido de Will; elle, n’avait rien à voir avec celle d’un vieillard. Loin de là. Et malgré tout l’amour que l’ingénieur portait à Max, la frustration devenait légèrement trop difficile à supporter. Bien sûr, il n’était pas homme à abandonner à la première difficulté et après deux longs mois sans toucher son mari, il avait mis en place un plan imparable. Tout avait commencé quelques heures plus tôt, lorsqu’en ouvrant les yeux sur un nouveau jour, un problème de taille avait accueilli Will et que Max, grognon ce jour-là, avait refusé de lui laisser même le plaisir d’une simple douche tout seul. L’enfant voulait absolument aller jouer avec Octavia. Soit. Dès qu’il fut à court de patience, l’adulte se fit un plaisir de céder aux exigences de Max et le conduisit sans tarder jusque chez les Carter. Après avoir convaincu Logan de laisser les deux enfants s’amuser ensemble, l’ingénieur avait ensuite accepté une tasse de café de la part du géant et profité d’être seul avec lui pour se plaindre longuement et avec moults détails de la faim qui le tiraillait sans cesse de pouvoir passer un peu de temps en tête à tête avec son homme. Horrifié des remarques de plus en plus précises de ce que Will désirait du plus profond de son coeur, le chef de Fort Hope avait cédé à son caprice et juré de faire changer les plannings d’expéditions du jour pour que les deux amoureux se retrouvent assignés ensemble loin du camp à une mission sans grande importance. Tout se déroulait parfaitement.

Et ce fut le coeur léger et d’excellente humeur que le jeune homme rejoignit le lieu de rendez-vous aux portes du camp, deux heures plus tard. Il était sur son petit nuage, tant et si bien qu’il ne fut même pas surpris du grand sourire que lui adressa le soldat qui lui ouvrit la porte, quand bien même ils s’étaient déjà pris la tête plusieurs fois et se contentaient généralement d’une animosité polie quand ils se croisaient. Il n’y avait qu’un seul véhicule garé dehors, pas celui qu’Elias et lui avaient l’habitude d’emprunter pour leurs sorties occasionnelles, mais cela non plus n’interloqua pas le jeune homme le moins du monde. Il avança jusqu’à la jeep en sautillant presque et se figea brusquement en voyant l’homme appuyé contre le véhicule militaire. Non seulement, il ne s’agissait absolument pas de son mari, mais en plus de ça, c’était ce crétin de Young, le petit frère d’Ezra que Will rêvait secrètement d’étrangler. Il s’était pourtant donné comme mission personnelle de réconcilier les deux frères, mais ce projet avait été mis sur pause avec l’arrivée de Max et la brève curiosité de l’ingénieur avait disparu au profit d’un instinct paternel bien plus important à ses yeux.  “Qu’est-ce tu fais là ?” demanda-t-il sèchement, toute trace de joie disparue de son visage. La colère ne resta pourtant pas bien longtemps, vite remplacée par un autre sentiment tout aussi désagréable, qui déferla dans les veines de Will comme une vague d’eau glacée. “Il y a un problème ? Quelque chose est arrivé à Elias ?”

“Vous attendez quoi pour partir, vous deux ? Ces conneries de vêtements vont pas se ramener ici tous seuls !” Dans un sursaut, Will se tourna vers la voix dans son dos, son regard assassin se posant sur le fameux soldat qui lui avait ouvert et qui souriait toujours de toutes ses dents. Ça n’avait plus rien d’amical, cela dit et le jeune homme réalisa tout à coup qu’il était certainement la victime d’une petite vengeance stupide. “Il doit y avoir une erreur, je devais partir avec mon mari.” essaya-t-il malgré tout, son ton impétueux n’ayant hélas aucun effet sur le militaire. “Y a pas d’erreur. Bougez-vous avant que je fasse appeler le Colonel.” Will se pinça les lèvres, grognant un juron à voix basse et se tourna vers Ariel. Il était tenté de rentrer chez lui et d’aller faire un scandale auprès de Logan, mais un mauvais pressentiment lui disait que ce militaire n’avait aucune intention d’aller chercher son supérieur et tenterait plutôt de convaincre Will tout seul. De la même manière qu’on avait convaincu Sidney de quitter la fête du 4 Juillet ou qu’on avait convaincu Ezra de ne pas s’interposer dans les affaires de l’armée… “J’espère que tu sais conduire,” lança-t-il plutôt à Young alors qu’il allait ouvrir la porte passager, “Je n’ai pas le permis.” Ce qui était parfaitement faux, au demeurant, mais comment Young pourrait-il le savoir ?

De toute évidence, John Smith n’était pas de meilleure humeur que Will et cela agaça d’autant plus ce dernier. Il mourrait d’envie d’en coller une à ce crétin, chose plutôt exceptionnelle venant de lui qui abhorrait toute forme de violence. Il consentit malgré tout à s’installer dans la voiture, de peur qu’il finisse roué de coups sur le sol, déjà certain que le petit Young ne lui viendrait certainement pas en aide si une telle chose devait se produire, bien au contraire. Il s’installa sur le siège passager, le dos bien droit, l’air un peu constipé et les bras croisés sur sa poitrine, prêt à passer le reste de la journée à faire comprendre aussi peu subtilement que possible qu’il n’avait aucune intention de mettre de la bonne volonté à cette punition. Mais une nouvelle remarque du soldat mit une fin abrupte à sa séance de boudage, réveillant malgré lui le Will acide et gênant que le jeune homme haïssait de tout son coeur de petit con homophobe. “Oh oui, il y a une ou deux choses particulièrement agréables que je sais faire avec mes dix doigts… Je te montre si tu veux ?” proposa-t-il en posant enfin son regard moqueur sur le jeune homme, ses sourcils relevés appuyant désagréablement sur l’indécence de ses mots. “Ça plait beaucoup à mon mari, si tu te détends un peu, je suis sûr que tu aimeras autant que lui.” Il fit un clin d’oeil au militaire et reposa son regard sur le pare-brise comme si de rien était, retrouvant presque immédiatement son air grognon. Ce sale gosse serait tout aussi insupportable que d’habitude, de toute évidence, mais Will n’était vraiment pas d’humeur à s’encombrer de cet abruti en ce moment. Dire qu’il aurait pu se trouver avec l’homme de ses rêves en ce moment même et profiter du premier orgasme prodigué par quelqu’un d’autre que lui-même depuis des semaines… Il avait envie d’arracher les yeux d’Ariel rien que de penser à tout ce qu’il manquait pour une petite histoire de vengeance puérile de la part des soldats.

Par un étrange et agaçant réflexe, il se retrouva à attacher sa ceinture au moment où Young l’exigeait, mais ne lui fit pas l’honneur d’un regard alors que l’autre démarrait la voiture et continuait avec ses airs de petit chef. “Rien de spécial, on doit ramener tout ce qu’on peut trouver pour habiller le plus de monde possible ici.” expliqua-t-il de son ton plein de mauvaise foi. “Au cas où tu ne l’aurais pas encore compris, cette mission n’était qu’un prétexte stupide pour nous permettre à Elias et à moi de nous retrouver seuls quelques heures. Mais puisqu’ils ont finalement décidé que je devais m’occuper de toi à la place… Ainsi soit-il. Je te promets d’être doux pour ta première fois.” Il osa un petit regard en coin pour scruter la réaction du soldat, se mordant discrètement la lèvre pour empêcher un sourire satisfait de s’installer là. Ses sous-entendus étaient déjà suffisamment évident comme ça, pas la peine d’en rajouter une couche en le montrant sur son visage aussi. “Allez, démarre, qu’on y passe pas la journée.” offrit-il, pas vraiment comme un ordre, mais presque. Et quand Ariel s’exécuta, il décida de croire que c’était parce qu’il l’avait demandé.

Le silence menaçait d’être pesant et rendait Will étrangement nerveux. Non pas que ça l’embête que le soldat ne veuille pas discuter avec lui comme s’ils étaient deux vieux amis, bien loin de là, mais il ne supportait tout simplement pas une telle tension dans un espace confiné. Et puis, s’il avait déjà su la fermer, ça aurait fait les gros titres de tous les journaux nationaux… “Alors…” reprit-il donc après de longues minutes de silence, quand il n’arriva plus du tout à se retenir. “Puisqu’on est là tous les deux et qu’on n’a rien de mieux à faire, si on reprenait notre conversation de la dernière fois ?” Il savait d’avance qu’Ariel n’aurait aucune envie de parler avec lui tout court, alors parler de son frère encore moins. Raison pour laquelle il ne prit pas la peine d’attendre d’obtenir son consentement pour poursuivre. “J’ai discuté avec Ezra, il m’a expliqué un peu ce qu’il s’est passé entre vous. Il s’en veut énormément d’être parti en te laissant seul, tu le savais ? Quand on l’écoute, on croirait t’entendre, c’est impressionnant !” Il n’était toujours pas dans les meilleures dispositions pour avoir une conversation agréable, mais ça n’était pas ça qui l’arrêterait de si tôt. “Malheureusement, je continue de ne pas être d’accord avec vous. Il t’a blessé, je le conçois et j’irai même jusqu’à dire que je comprends que tu sois en colère après lui. Mais tu te rends compte qu’il est probablement le dernier membre de ta famille encore en vie ? Et qu’au rythme où vont les choses par ici, il y a des chances que ça ne dure pas bien longtemps ? Tu as la chance d’avoir quelqu’un qui t’aime inconditionnellement auprès de toi, même quand tu l’insultes et le maltraite simplement pour une chose qu’il n’a pas choisi et qu’il ne peut pas changer et tu préfères la gâcher par orgueil ? Tu sais ce que je donnerais pour avoir ne serait-ce qu’un seul de mes parents à mes côtés en ce moment ?” Presque imperceptiblement, une pointe de colère sincère venait se mêler à sa voix. Il s’arrêta de parler aussitôt qu’il s’en rendit compte, refusant absolument que ce gosse crétin ait autant de pouvoir sur lui.

En de rares occasions, il arrivait à Will de se surprendre à regretter d’être le genre d’homme à en faire des tonnes et ne jamais se taire quand il assistait à ce qu’il considérait être une injustice. C’était typiquement l’un de ces moments. S’il n’avait pas énervé Dieu sait quel militaire avec une remarque idiote, peut-être n’aurait-il pas eu à supporter mini Young pour une journée. Ils s’éloignaient à peine de Fort Hope que c’était déjà trop, alors plusieurs heures loin de toute forme de témoin… L’ingénieur aurait tout le temps qu’il voudrait pour se promettre maintes et maintes fois qu’il ferait un effort pour être un peu plus gentil - même s’il ne tiendrait jamais cette promesse. Il le prouva d’ailleurs presque immédiatement en se décidant à briser un insupportable silence en lançant un sujet de conversation qui avait toutes les chances d’agacer son compagnon de route : Ezra.

Ça ne manqua pas. Ariel s’énerva si rapidement que c’en était presque impressionnant. Et Will, dans sa grande mansuétude, lui accorda pourtant de déverser tout son venin en se contentant d’écouter en silence et en levant les yeux au ciel. Bien sûr, il profitait que ce ne soit pas son tour de parler pour préparer une réponse bien salée qui ne manquerait pas d’envenimer encore un peu les choses. Sauf qu’une chose bien étrange se produisit à la fin du petit monologue endiablé du jeune soldat : Will se sentit sincèrement désolé pour lui. Son sourire de crétin lui fit même l’affront de disparaître et son regard de s’adoucir un peu et il n’avait vraiment aucune envie de répondre quelque chose de sarcastique et désagréable. “Je suis désolé.” souffla-t-il, terriblement sincère. Ça lui faisait un peu mal de le dire directement au jeune homme. Il se consola en se disant qu’il avait encore plus de temps qu’il n’en fallait pour tout gâcher de ce grand moment entre eux. “T’es tellement borné que c’est sans doute trop tard pour toi, maintenant, mais t’as déjà envisagé de lui poser la question ?” demanda-t-il, peinant à se retrouver malgré la légère tentative d’être un peu plus acide. Il devinait déjà la réponse qu’il recevrait à cette question beaucoup trop évidente et décida donc que ça ne servait à rien de s’arrêter de parler pour laisser le jeune Young le décevoir une fois de plus.

“Tu t’en fous de ce que j’ai à te dire et je m’en fous complètement de ce que tu penses, mais puisqu’on est coincé là tous les deux, passons un petit marché : je parle et si c’est vraiment trop pour toi, tu pourras m’en coller une en plein dans la mâchoire quand on sera arrivé au centre commercial.” Une fois de plus, il se trouvait bien plus gentil que le ne méritait le jeune homme, mais il n’arrivait définitivement pas à lui en vouloir vraiment d’être un tel crétin. Il avait au moins le mérite d’être un attardé homophobe pour quelques raisons, pas forcément acceptables, mais au moins logique. Peut-être même que Will pourrait vraiment le guérir de ce terrible mal. “Tu n’as pas idée de ce que c’est, d’être un homme gay dans ce pays.” accusa-t-il plutôt gentiment. “Tu n’as pas la moindre idée de ce que ça fait, de savoir que tu es différent et que les autres te détestent pour ça, pour une chose que tu ne peux pas changer et qui ne fait surtout de mal à personne d’autre que toi.” Il n’y avait rien dans sa voix qui laisse deviner une émotion autre que l’ennui, peut-être. Rien de tout ça n’allait devenir une affaire réellement personnelle, il n’irait pas jusqu’à partager ses petits moments de doute avec un crétin, mais il restait persuadé qu’une réconciliation soit encore possible. “J’ai eu beaucoup de chance que ma famille m’accepte et je ne suis pas le gay le plus extraverti du monde, mais tu n’as qu’à voir comment je réagis quand tu m’énerves, avec mes allusions et ma façon de me comporter avec toi. Et crois-le ou non, je me retiens de faire pire parce que tu sais te servir d’un flingue. Mais c’est vraiment rageant, la façon dont certains idiots peuvent nous traiter et parfois, le meilleur moyen de se défendre c’est en agissant exactement comme ils ont envie qu’on le fasse. Imagine maintenant, quand les personnes qui te traitent de cette façon, ce sont tes parents, tes amis, les gens que tu aimes. Ezra a probablement eu tort de ne pas mieux t’expliquer ce qui lui est arrivé, mais je le connais assez pour être sûr qu’il ne l’a pas fait par manque d’intérêt pour toi. Il était probablement juste très, très mal dans sa peau. Je ne pense pas qu’on puisse considérer la Caroline du Sud comme un état très ouvert à l’homosexualité.”

Il perdait son temps. Ce fut la conclusion qui s’imposait lorsque, à la fin de sa vaine tentative de faire entrer un peu de bon sens dans le crâne de ce gosse, Will fut de nouveau déçu de sa réponse. La blessure dans l’ego d’Ariel s’enracinait bien trop profondément pour qu’un témoignage extérieur suffise à lui faire entendre raison. L’ingénieur trouvait cela terriblement frustrant et révoltant. C’était aussi un peu plus agaçant encore de s’entendre dire qu’il n’était pas normal, et pourquoi ? Parce qu’il aimait un homme plutôt qu’une femme ? Chacun des hommes qu’il avait aimé, pourtant, il les avait aimés comme une personne hétérosexuelle et normale l’aurait fait. La relation qu’il avait avec son mari était plus sérieuse, plus profonde et plus saine que nombre de celles qu’on prenait plaisir à dépeindre entre deux hétéros à la télé ou dans les livres. Il n’était pas le cliché d’un gay inventé par l’esprit malade d’une petite hétéro mal dans sa peau, mais une personne bien réelle dont les préoccupations allaient au-delà d’un plaisir sexuel déviant comment Ariel aimait à le croire. La seule relation sexuelle qu’il ait jamais eu et qu’il puisse considérer comme ”dégueulasse” avait été avec une femme, parce qu’il s’était forcé pour entrer dans un moule ridicule. Tout au contraire, il ne voyait rien de dégoûtant dans sa relation avec Elias, qu’elle soit émotionnelle ou physique. Chacun de ces mots, il rêvait de pouvoir les lâcher à voix haute. Il rêvait de pouvoir blesser le jeune soldat comme il venait de l’être par cette insulte, comme il l’avait été si souvent par le passé, quand on l’avait frappé ou injurié pour le seul crime d’être tombé amoureux d’un autre homme. S’il existait quoi que ce soit de pernicieux chez lui, c’était bien cela : ce désir de faire payer à Ariel Young chaque agression homophobe qu’il ait subie dans sa vie.

À la place, il récupéra son arc et son sac à dos et sortit de la voiture. Son seul et unique petit plaisir fut de lâcher un discret “Crétin !” quand il ouvrit la portière et la referma derrière lui. Le monde serait meilleur s’il parvenait à faire changer d’avis un homophobe à la fois et il savait qu’il en serait incapable quand la colère le gouvernait comme ça. Il fallait d’abord qu’il se calme.

Devant le centre commercial, quelques rôdeurs erraient, hagards, entre les voitures abandonnées sur le parking, dont certaines s’étaient transformées en tombeaux pour d’autres de leurs semblables. Will lança un regard circulaire au paysage sous ses yeux, se concentrant sur la tâche qui leur revenait plutôt que sur les injustices n’ayant malheureusement pas disparues avec le reste de l’humanité. “J’en ai compté 12 sur le parking. Il y en a plusieurs dans des voitures, mais on peut les laisser à leur place.” lança-t-il, après quelques secondes d’une inspection minutieuse des lieux. Les portes de la zone commerciale, en revanche, semblaient avoir été très grossièrement barricadées par un encombrement de caddies qui obstruaient très vaguement la petite ouverture laissée par les portes automatiques hors service. C’était le signe évident que des êtres humains bien pensant s’étaient réfugiés là et probablement pas pour très longtemps. De l’autre côté, ils trouveraient sans nul doute quelques cadavres supplémentaires. “Je me charge de ceux de l’extérieur, économise tes balles au cas où ce soit encore pire dedans.” Il n’attendit pas que le soldat confirme qu’il suivrait le plan pour se hisser sur le toit de leur véhicule et armer son arc. Ariel n’apprécierait sans doute pas que Will lui donne des ordres. Pourtant, il serait bien obligé d’admettre que même un pauvre type à l’esprit dérangé tel que l’archer n’en restait pas moins très intelligent et sensé. Ce dernier sentit même une certaine fierté s’emparer de lui lorsque sa première flèche se planta droit dans le crâne du rôdeur le plus proche.

Il était particulièrement motivé à prouver qu’on pouvait être à la fois gay et un survivant respectable, raison pour laquelle il se montra particulièrement sérieux et concentré et parvint à abattre huit des douzes rôdeurs avant de se retrouver à court de flèches. Il laissait les quatre derniers à son cher coéquipier, tandis qu’il retrouvait le sol pour aller ramasser les flèches encore utilisables plantées dans le crâne de ses victimes. Trois n’avaient pas survécu à l’impact, bon score compte tenu du nombre de tirs. Quand le calme retomba pleinement sur le parking, Will, son arc à la main, releva les yeux vers les portes du centre commercial. Un frisson le traversa lentement, rien qu’à l’idée de ce qu’ils risquaient de trouver de l’autre côté. Ça aurait dû être une petite sortie sans importance, un prétexte pour un rencard qui n’aurait finalement pas lieu. Il commençait à se dire que peut-être l’absence d’Elias ne serait pas la seule surprise de cette journée. “Prêt, John Smith ?” demanda-t-il en jetant vague coup d’oeil au soldat. Il s’assura juste que le jeune homme le suivait pour s’élancer vers les portes d’un pas faussement assuré.

Will fit tout juste quelques pas avant d’être violemment ramené sur la Terre ferme. Son premier réflexe fut de lancer un regard noir au jeune soldat, qui se transforma bien vite en air exaspéré alors que ce dernier exigeait de passer devant sous prétexte que protéger les civils soit son métier. Le jeune homme leva les yeux au ciel pour le principe, mais fit une sorte de révérence pour inviter son compagnon en uniforme à ouvrir la marche. “Je préfère aussi ne pas être le premier de nous deux à mourir, rassure-toi !” lança-t-il joyeusement alors qu’il suivait le soldat, son arc toujours à l’abri dans sa main. Une part de son impressionnante fierté espérait tout de même qu’Ariel n’ait pas besoin de lui sauver la mise à un moment ou à un autre, il s’efforçait donc de rester concentré et prêt à réagir au moindre problème. Il enjamba difficilement les objets empilés devant la porte pour en bloquer l’accès et, une fois à l’intérieur, n rêvait plus que de sortir aussi vite que possible. L’odeur était insupportable et le silence insoutenable.

Hochant la tête aux directives du soldat, Will se pinça le nez un moment et pris cet air de petit prince révolté d’être mêlé à la plèbe alors qu’ils s’engageaient dans les allées. Entre la poussière et le bazar ambiant, il ne faisait aucun doute que quelqu’un était passé là avant eux et que ça remontait à loin. “Tu ne sais pas où doit se trouver le rayon des vêtements ?” demanda Will, son ton toujours hautain et affecté. “Je n’ai jamais mis les pieds dans un Walmart avant aujourd’hui, mais je suppose que ça doit être plus ou moins pareil dans tous ceux du pays, non ? Parce que je n’ai franchement pas envie de passer la journée ici. C’est écoeurant.” Bien qu’il soit persuadé qu’Ariel n’apprécierait pas ses airs de princesse, il voyait mal comment le soldat pourrait ne pas partager son opinion et son désir de sortir d’ici au plus vite. Chacun avec leur propre style, ils partageraient forcément un point commun, pour changer.

Il suivit en silence un petit moment, mais trop vite, cette absence totale de bruit ou de quoi que ce soit d’intéressant commença à le rendre nerveux et eut définitivement raison de sa patience. “Puisqu’on ne peut pas parler de ton frère, tu permets que je te pose des questions sur d’autres sujets ? Qu’on profite un peu de l’occasion pour faire plus amples connaissances.” demanda-t-il, retrouvant habilement son air léger. Il ne laissa évidemment pas le temps à Ariel de refuser, puisque de toute façon, il comptait poser ses questions que cela plaise au jeune homme ou non. De toute manière, il avait un peu l’impression qu’Ariel refusait toute forme de conversation avec lui par principe, alors tant pis pour lui. “Si votre job c’est de nous protéger, nous autres pauvres civils, où est-ce que vous étiez tous ces trois dernières années ?” Il n’y avait pas d’accusation dans sa voix, bien au contraire et il se forçait vraiment à rester léger et détendu pour ne pas trop agacer le soldat. Mais la question méritait d’être posée, non ? “Je sais qu’il y avait des soldats à l’hôpital Saint-John et ailleurs à Détroit. Pour tout te dire, j’ai même couché avec l’un d’entre eux très, très souvent, au cours de la première année… Mais sans offense, ceux de l’hôpital se sont barrés à la première occasion et… Eh bien, vu que je suis avec Elias maintenant, tu te doutes bien que l’autre n’a pas fait de vieux os non plus. C’était un super coup, cela dit, il est vraiment parti trop tôt.” Son coeur se serra douloureusement au souvenir d’Aiden, lui faisant prendre conscience que malgré les mois écoulés, il n’était toujours pas prêt à se remémorer le soldat avec légèreté. Par réflexe, sa main fila jusqu’à sa poitrine et ses doigts se refermèrent sur les plaques du soldat qu’il recommençait à porter quotidiennement depuis qu’il avait échappé à Maryse.

Il les serra jusqu’à sentir les bords marquer la paume de sa main et les laissa retomber contre son torse en secouant légèrement la tête. “Enfin bref, ne le prends pas comme une accusation,” reprit-il, son ton à peine affecté par le souvenir de son défunt amant, “je suis seulement curieux de savoir ce que vous faisiez toutes ces années. Tu comprends ? Ca nous aurait vraiment aidé que vous arriviez plus tôt.”

La réponse, d’abord si simple et efficace du soldat, glaça brièvement le sang de Will. Il savait, pourtant, que pendant tout ce temps, une bonne partie des militaires encore en service se cachaient dans sa ville natale. Il avait entendu quelques histoires, racontées ça et là à Fort Hope au sujet de la situation à Boston, mais il évitait autant que possible de s’informer. Par peur, par lâcheté, il ne savait pas trop. D’une façon ou d’une autre, en tout cas, il avait fini par appliquer la plus célèbre théorie de physique quantique à sa vie : tant qu’il ne se renseignait pas plus à ce sujet, impossible de savoir si sa famille vivait en sécurité à Boston ou s’ils étaient tous morts. Malheureusement, cette décision ne l’empêchait pas de se retrouver souvent obsédé par le besoin de demander, de savoir… Et même s’il fit un effort pour continuer ses questions gênantes à Ariel en cachant au maximum son trouble par des sous-entendus qui ne manqueraient pas de déplaire au soldat, le coeur n’y était plus vraiment.

Il n’écouta même pas réellement les réponses du jeune homme, pourtant longues et détaillées pour une fois et sursauta même quand le soldat le ramena à la réalité en lui présentant la suite de leur petite aventure. Il ne cacha pas la grimace dégoûtée qui s’imprima sur ses traits, mais consentit malgré tout à ranger son arc pour libérer ses mains. “Je t’en prie, passe devant, n’oublie pas que tu es censé me protéger !” invita-t-il en faisant un petit signe de la main. Ce fut sans véritable joie de vivre qu’il se lança à l’assaut du tas d’ordures derrière Ariel. Ce ne fut que par orgueil qu’il parvint à traverser ce fléau sans vomir.

Dès qu’ils eurent posé le pied de l’autre côté, Will oublia momentanément ses sombres pensées pour faire l’une des choses qu’il préférait au monde : se plaindre. “C’est dégoûtant…” grognait-il en essayant tant bien que mal de se défaire de quelques saletés accrochées à ses vêtements sans les toucher. “Je suis sûr qu’on aurait pu contourner ce désastre, mais que ça t’amuse de me torturer…” La bonne nouvelle, cependant, c’était bien qu’ils se trouvaient désormais plus près que jamais du rayon prêt-à-porter. D’où il se trouvait, Will pouvait déjà dire qu’il ne porterait jamais un seul des vêtements qu’ils rapporteraient avec eux aujourd’hui. Mais ça n’était pas vraiment à l’ordre du jour d’en profiter pour faire son shopping personnel. Si seulement Elias s’était trouvé ici avec lui, sans doute que son mari aurait proposé qu’ils fassent un petit détour dans une boutique un peu plus adaptée à Will, mais avec le soldat qui l’accompagnait réellement aujourd’hui, le jeune homme ne se faisait aucune illusion à ce sujet.

Lâchant un soupir, il se remit en route pour parcourir les derniers mètres le séparant encore du rayon vêtement. Ce fut à peu près le temps dont il eut besoin pour que de nouvelles pensées au sujet de Boston ne vienne le hanter. Il était mal à l’aise, jusqu’à ce qu’il réalise qu’Ariel n’avait jamais semblé le reconnaître. S’il avait été dans ce bunker avec un autre Burbank, il aurait fait le rapprochement, n’est-ce pas ? Il ne devait pas y avoir un millier de personnes dans ce pays s’appelant Will Burbank, alors en croiser deux en si peu de temps… Si Ariel n’avait jamais rien dit à ce sujet, alors… “Est-ce que tu y étais toi ? Dans le bunker de Boston ?” Sa voix tremblait très distinctement, on entendait presque à quel point sa gorge était nouée. Il s’était donné tant de mal pour ne surtout pas découvrir la vérité, mais maintenant, il comprenait qu’il la connaissait depuis le début. “J’ai…” Il se racla la gorge dans l’espoir de retrouver un peu le contrôle de sa voix, mais quand elle résonna de nouveau, il fut bien obligé d’admettre que c’était un échec. “J’ai entendu des gens à Fort Hope qui disaient que vous aviez pas mal de civils dans ce bunker. Et même le Président Obama. C’est vrai ? Est-ce que le Gouverneur Patrick est là-bas, lui aussi ? Ou d’autres hommes politiques ?” Il avait l’impression de s’être transformé en lycéenne désespérée, demandant, les yeux remplis d’espoir, si le beau gosse du lycée avait parlé d’elle récemment. Tout ça pour s’entendre dire qu’aucun William Burbank ne vivait dans ce bunker, aucun Burbank tout court… Ca n’en valait peut-être pas tellement la peine.

Enfin, il avait posé la question à voix haute. Pas exactement, en fait, mais c’était le plus curieux qu’il se soit jamais montré au sujet du bunker, alors ça revenait pratiquement au même. Maintenant, son coeur battait à tout rompre dans sa poitrine, s’écrasant contre ses côtes et menaçant de lui voler son souffle. Will se raccrochait seulement à l’espoir que, bientôt, Ariel mettrait fin à son calvaire en lui disant enfin la vérité. Il voulait y croire, en tout cas et essayait même de se convaincre que ça irait mieux quand il saurait. Sauf que, bien sûr, il ne s’était pas trouvé un grand fan de politique… évidemment. Le jeune Young n’avait tellement pas idée de ce dont ils parlaient qu’il eut même l’audace de demander à Will s’il couchait avec le Gouverneur Patrick. Un rire plutôt jaune échappa à l’ingénieur à cette question, posée pourtant avec une étonnante douceur, à croire que le soldat compatissait réellement à sa peine.

“C’est… Ou c’était, le Gouverneur du Massachusetts.” souffla Will d’une voix blanche, ce qui ne répondait pas vraiment à la question d’Ariel, d’ailleurs. “Ni un membre de ma famille, ni un amant.” ajouta-t-il après s’être de nouveau raclé la gorge aussi discrètement que possible. “Juste… Un vieil ami de la famille.” Pouvait-il tout lui dire ? Il en avait terriblement envie, tout à coup. La réponse d’Ariel ne lui allait pas du tout. Vraiment pas. Trop vague, trop… vide. C’était peut-être une forme de réponse en soi, de ne pas réagir du tout, de ne pas faire le rapprochement entre le Will Burbank du bunker et celui de Fort Hope. C’était peut-être une réponse, mais elle ne convenait pas du tout à l’ingénieur, il lui en fallait une autre et, de préférence, une qui lui apprenne que ses parents et son grand-père vivaient toujours.

Avant qu’il ne puisse s’y résoudre, Ariel était déjà de nouveau concentré sur leur mission et son petit ton concerné avait laissé la place au bon vieux Young habituel. Will pinça les lèvres, se contentant d’un hochement de tête pour faire savoir qu’il acceptait de monter la garde. Levant son arc devant lui, il tourna le dos au soldat pour observer les alentours. Il voulait vraiment se concentrer sur leur tâche, sur tout sauf un bunker à des centaines de kilomètres de là, qu’il ne verrait sans doute jamais de ses propres yeux. Malheureusement, il n’y arrivait pas. “Je suis né à Boston.” lança-t-il, en s’efforçant de ne surtout pas se tourner vers Ariel. “Et… Mon grand-père… Il… Il était Sénateur du Massachusetts. J’espérais qu’il soit dans ce bunker avec le reste de la clique, comme tu dis. Mais si t’avais connu un autre Will Burbank, tu t’en serais souvenu, pas vrai ?” Ca n’avait vraiment rien de drôle, mais ça n’empêcha pas Will de lâcher un autre rire pas très joyeux. “Bref, tu trouves des trucs intéressants ou pas ? J’aimerais bien qu’on rentre.” Rien de tel que de se comporter comme une princesse capricieuse pour faire oublier qu’il pouvait avoir un coeur et des sentiments, n’est-ce pas ?

Malgré le morceau de tissus peu appréciable que le soldat lui balança, Will ressentit un certain soulagement à ce qu’ils abandonnent enfin cette conversation sur sa famille pour en revenir à leurs relations habituelles. Il n’aimait toujours pas ce type, mais il le préférait quand il n’y avait pas de pitié à son égard dans sa voix. Heureusement, ça n’était pas bien compliqué de ramener le méchant Young sur le devant de la scène, il n’était jamais très loin, pas vrai ? Agacé, Will leva les yeux au ciel et reporta son attention sur le magasin autour d’eux, reculant vaguement pour garder Ariel à portée de voix. Non pas qu’il s’inquiète pour le soldat, mais… Il était presque sûr que Ezra ne lui pardonnerait jamais si son abruti de petit frère mourait sous sa garde. Ah, ce qu’il ne fallait pas supporter pour faire plaisir à ses amis… Pas étonnant que Will n’en ait jamais vraiment eu avant toute cette merde.

“Je suis gay, à quoi tu t’attendais exactement ? Evidemment, que je suis une princesse !” grogna-t-il à l’adresse du soldat qui décida finalement d’aller mettre le nez dans un autre rayon. Cette fois, Will ne trouva rien à redire, même s’il n’était pas encore tout à fait convaincu qu’il laisserait Max porter un seul des vêtements trouvés ici sans qu’ils aient d’abord été lavés cent fois, faire le plein pour les plus jeunes du camp était réellement une bonne idée. Il n’aurait pas juré que Young soit le genre à en avoir. “Je te suis, comme d’habitude, j’ai commencé à prendre goût à regarder tes fesses sans arrêt !” l’informa Will, plutôt que d’admettre que, pour une fois, il approuvait quelque chose qui sorte de la bouche de ce crétin. Surtout pas quand il profitait de chaque possibilité pour l’insulter, même aussi subtilement que possible. Et clairement, le jeune Young n’était pas très doué concernant la subtilité.

Se décidant enfin à se retourner, Will suivit donc vers le rayon enfant, où il recommença à monter la garde en essayant tant bien que mal de rester calme. L’espace d’un instant, il avait eu l’espoir un peu dingue qu’il puisse réellement changer quelque chose dans la vie d’Ariel, d’Ezra. Qu’il puisse les réunir ou au moins participer à ce que le cadet ouvre un peu son esprit encombré d’idées moyenâgeuses. Il était relativement déçu que rien n’ait changé du tout. Déçu, surtout, de ne pas être le grand sage capable d’arranger la vie de n’importe qui grâce à ses impressionnantes connaissances de tous les sujets. Il faisait d’incroyables efforts pour se rapprocher de l’espèce humaine et on lui mettait sans arrêt des bâtons dans les roues !

“Tu sais quoi ?” lança-t-il, après avoir laissé quelques minutes au jeune soldat pour fouiller dans le rayon, “J’ai bien réfléchi et je crois que dès l’instant où on sera de retour à Fort Hope, il sera temps pour que nos chemins se séparent définitivement.” Plus qu’une décision, il s’agissait surtout d’une dernière bouteille jetée à la mer, dans l’espoir de faire enfin réagir cet idiot. Il croyait connaître tout un tas de choses sur la psychologie humaine et surtout que ce type serait trop borné pour accepter son aide pour le moment. Aux grands maux, les grands remèdes. “De toute évidence, savoir avec qui je couche t’empêche de penser normalement et j’en ai assez de perdre mon temps. C’est toi qui perds quelque chose en refusant de te confier à moi, après tout. En ce qui me concerne, Ezra fera toujours partie de ma vie demain et j’en suis vraiment heureux. Toi tu seras tout seul parce que tu ne peux pas voir au-delà d’une différence sans importance. Tant pis.” Cet abandon ne changerait rien non plus, Will ne se faisait pas d’illusion à ce sujet, mais s’il pouvait au moins planter une petite graine, minuscule, pour que le jeune homme réalise qu’il n’avait plus personne au monde… Qui sait ce que ce sentiment de solitude pouvait accomplir.