Avec l’hiver bientôt là, les journées se faisaient plus courtes et le temps de moins en moins clément. Will n’avait jamais tellement apprécié ce genre de climat. Il appréciait certes peu de choses, mais le froid encore moins. Pourtant, alors qu’il remontait Grand Marais Street pour rentrer chez lui, un grand sourire que les habitants de Fort Hope ne voyaient pas très souvent étirait ses lèvres et sa démarche quelque peu vacillante le faisait presque passer pour un homme alcoolisé essayant tant bien que mal de marcher ou de danser, difficile à dire. Il n’était pourtant pas ivre, loin de là, mais simplement heureux de rentrer chez lui avec le petit garçon assis sur ses épaules, hilare à cause des bêtises que lui racontait l’adulte. Max n’était toujours pas l’enfant le plus bavard du monde et il n’était pas encore le genre à raconter sa journée à Will, quand bien même il semblait particulièrement excité d’avoir passé quelques heures chez le chef du groupe pour jouer avec la petite Octavia. Mais il riait de bon coeur aux histoires folles de l’ingénieur et ça suffisait amplement à rendre ce dernier parfaitement heureux, malgré le froid et la lumière du jour déjà déclinante.

Son sourire se figea pourtant brusquement alors qu’ils approchaient de la petite maison tout au bout de la rue. Il vit la silhouette qui en approchait dangereusement bien avant de réaliser clairement et autant à sa démarche, son uniforme et ses longs cheveux noirs, il sut immédiatement de qui il s’agissait. Quelqu’un à qui il avait spécifiquement ordonné de se tenir le plus loin possible de sa famille. Quelqu’un à qui, aussi, il n’avait pourtant pas d’ordre à donner, mais jusqu’à ce soir, la jeune infirmière militaire avait pourtant toujours obéi docilement à cette consigne. Malgré le rire de Max qui continuait de résonner à ses oreilles, Will retrouva immédiatement son sérieux et même un air quelque peu agressif alors qu’il serrait ses mains un peu plus fort sur celles de l’enfant et pressait le pas pour aller à la rencontre de la jeune femme. Il se planta brusquement entre elle et la maison, lui offrant un regard noir avant de faire descendre le garçon de ses épaules. Il s’agenouilla sur le trottoir pour être à sa hauteur et souffla, sa voix pleine de douceur et de tendresse : “Max, tu rentres à la maison, d’accord ?” L’enfant ne riait plus, lui non plus et ses grands yeux verts se remplissaient déjà de larmes alors qu’il hochait la tête vivement dans un signe de négation. “S’il te plait, mon coeur,” supplia Will tout doucement, “va faire un gros câlin à Elias de ma part, je serais là dans quelques minutes, c’est promis !” Il y eut encore un petit moment d’hésitation, mais dès que Will eut embrassé le crâne de l’enfant, ce dernier courut jusqu’à la porte sans un regard en arrière.

Lorsqu’il fut entré dans la maison, Will se releva et se tourna lentement vers Lyanna. Toute trace de tendresse avait abandonné son visage et, évidemment, sa voix. “Qu’est-ce que tu fais là ?” demanda-t-il, sans même essayer de cacher son hostilité envers la jeune femme. Elle ne lui avait pourtant rien fait, mais elle lui faisait peur, plus peur que n’importe qui d’autre ici. Il ne craignait rien de plus depuis un an que de perdre Elias, mais maintenant que Max était entré dans leur vie, qu’ils apprenaient doucement à former la famille à laquelle Will pensait qu’il n’aurait jamais le droit, l’idée qu’il y ait quelqu’un qui puisse tout lui prendre le paralysait bien souvent. Pour cette raison, il était peut-être légèrement paranoïaque, injustement agressif et certainement pas enclin à plaisanter, ni même à laisser Lyanna s’expliquer. Il ne lui en donna pas le temps, en tout cas, reprenant immédiatement la parole. “Je croyais avoir été clair. Je t’interdis de t’approcher d’Elias. Il est hors de question qu’il sache que tu es là. On a un enfant maintenant, une famille, il n’a pas besoin de se souvenir de ce qui est arrivé à l’hôpital. Si tu as besoin de quelque chose de ma part, débrouille-toi pour me le faire savoir quand il n’est pas à la maison.” Il se tenait bien droit, les bras croisés sur sa poitrine et son regard clair fixé sur elle et malgré le manque certain de muscles, il aimait à croire qu’il arrivait quand même à l’impressionner un peu. Il doutait fort que ce soit le cas, cela dit. “Qu’est-ce que tu veux ?” lui concéda-t-il tout de même, usant de toutes ses forces pour ne surtout pas regarder derrière lui, vers sa maison, sa précieuse petite famille cachée à l’intérieur.

Bien qu’il marche sur la même Terre et arpente les mêmes rues que tous les survivants de ce camp, Will avait une certaine tendance à vivre dans son propre monde, vaguement calqué sur le vrai. Les différences semblaient minimes : au lieu de tourner autour du Soleil, la Terre sur laquelle il vivait tournait autour de lui-même et, depuis un an maintenant, autour d’Elias. On ne pourrait jamais se tromper en l’accusant d’être égocentrique et ça lui était franchement égal. Qui y avait-il de plus important que lui-même dans sa propre vie, après tout ? Les autres personnes étaient de passage et, s’il le fallait vraiment, pouvaient être remplacées, mais il n’aurait jamais qu’un seul et unique Will, il trouvait donc normal de le protéger à tout prix et de se battre de toutes ses forces pour son propre bien-être. Il fut donc étrangement secoué lorsque la jolie brune qui se tenait devant lui eut l’audace de lui faire remarquer que sa vie ne tournait pas autour d’Elias. Il se fichait bien qu’elle ne soit pas obsédée par son mari, il en était même ravi d’ailleurs, mais que sa simple existence soit une menace réelle sur la vie de l’homme qu’il aimait et sur son bonheur personnel était un vrai problème. Ce qui l’ennuyait le plus, surtout, c’était de ne pas vraiment connaître cette femme, de n’avoir aucun moyen de pression sur elle. Elle tenait son centre de gravité dans sa paume et pouvait décider, à n’importe quel moment, de le détruire complètement par un effort minime et Will n’avait aucun moyen de l’en empêcher. Il supportait déjà mal de dépendre de son mari, alors d’une inconnue… Ca le mettait mal à l’aise et l’absence de logique concrète le rendait presque fou. Si bien qu’en dépit du patient souffrant qui attendait les soins de Lyanna, le jeune homme décida qu’il avait besoin de comprendre. Maintenant.

“Pourquoi est-ce que tu fais ça ?” lui demanda-t-il, usant du même ton froid et légèrement agressif, quand bien même elle venait de lui rappeler - à raison - qu’elle n’avait pas trahi son secret jusqu’à maintenant. À moins qu’il ne parvienne à vraiment la fâcher, il n’y avait aucune raison pour que ça change et plus il s’en prenait à elle gratuitement, plus il augmentait les chances qu’elle finisse par être fatiguée de son comportement et file dénoncer Elias juste pour le faire partir. Il avait pourtant l’étrange certitude qu’elle n’en ferait rien, même s’il décidait tout à coup de lui hurler dessus en pleine rue. Mais pourquoi ? Il ne pouvait pas aller demander à Elias, où le soldat saurait lui aussi et il paniquerait à son tour, précisément ce que l’ingénieur cherchait à éviter. Elle était la seule à pouvoir l’aider. “Ne te méprends pas, ça me va que tu ne veuilles pas dénoncer Elias, mais si tes supérieurs finissent par le découvrir, tu auras des problèmes aussi, non ?” Il ne s’était jamais penché de près sur les lois propres à l’armée et ces temps-ci, il le regrettait sincèrement. Mais du peu qu’il connaissait des soldats ayant pris possession de leur petit havre de paix, ça ne l’aurait pas surpris que le mensonge par omission soit considéré comme une forme de trahison presque aussi grave que celle dont on accuserait son mari. “Il s’est passé quelque chose entre vous à l’hôpital ? Vous avez eu une petite aventure ou je ne sais quoi ?” Ce n’était certainement pas le genre de chose qu’elle lui avouerait en le regardant droit dans les yeux, mais ça lui était sincèrement égal que ce soit le cas ou non. Malgré sa jalousie parfois mal placée, il ne se sentait pas particulièrement en compétition amoureuse avec elle, bien au contraire. Un petit béguin lui aurait semblé être une explication logique et acceptable. “Tu vas à l’encontre de ton engagement pour mon mari, pour ma famille. Pourquoi ?” Il avait seulement besoin de comprendre.

Bien entendu, l’infirmière refusait d’être claire dans ses explications. Elle refusait de donner à Will tout ce qu’il exigeait et ça aurait dû lui être parfaitement égal. Elle faisait déjà le plus important en protégeant le secret d’Elias, après tout. Mais il n’y arrivait pas. Il lui fallait quelque chose, n’importe quoi. Une explication logique et cohérente qui justifie, sans l’ombre d’un doute, qu’elle agissait comme elle le faisait pour une bonne raison et que ça ne changerait jamais. Malheureusement, Will répondait à la panique d’une façon plutôt contre-productive : par la colère, la menace. Tout sauf admettre qu’il se sentait en réalité vulnérable et qu’il avait besoin de l’aide de Lyanna. Il lui offrait déjà beaucoup trop d’emprise sur son bonheur autant que sur sa vie. Lui en donner plus en admettant qu’il avait tout simplement peur, c’était… Trop pour le petit prince pourri gâté qu’il était depuis trente longues années. On l’avait habitué à obtenir ce qu’il voulait en se contentant de l’exiger. La fin du monde lui avait appris à revoir ses exigences légèrement à la baisse, mais il ne parvenait pas toujours à contenir ses mauvaises habitudes quand il se retrouvait surmené par des émotions fortes et paralysantes comme l’était l’angoisse qui l’habitait à chaque seconde depuis un trop long moment.

Et Lyanna… D’un point de vue parfaitement objectif, Will voyait en elle ce qu’Elias aurait pu lui trouver. Elle était de ces gens à qui l’on offrait sa confiance instinctivement. Mais pas lui. Elle le rendait bien trop nerveux. Quand elle l’appela “William”, l’agacement vint se mêler à la peur, rendant difficile toute forme de réaction censée chez le jeune homme. Ça lui rappelait son grand-père, l’homme qu’il aimait le plus au monde et dont il ne saurait jamais s’il était en vie, en sécurité, ou bien l’un de ces cadavres pourrissants sur la surface de la Terre. “Je veux que tu me dises pourquoi je devrais te croire sur parole !” lança-t-il, perdu entre sa colère et sa frustration. Peut-être qu’il s’agissait tout simplement d’un problème d’incompatibilité dans leur manière de voir et d’appréhender le monde. Quel que soit l’obstacle entre eux, il était bien réel et trop difficile à ignorer pour l’ingénieur.

“On se connait à peine et tu as le pouvoir de détruire ma vie au moindre caprice !” Contre son gré, il montait le ton. C’était stupide, il avait envoyé Max à la maison sans lui depuis plusieurs minutes déjà, Elias finirait par se demander ce qu’il fabriquait et s’il l’entendait hurler par-dessus le marché… Mais il n’arrivait pas à s’en empêcher, rien à faire. “Peut-être que tu as su tenir ta langue jusque là, mais comment je peux être sûr que ça ne va pas changer un jour ? Si je fais quelque chose qui te déplaît ou si ta vie est menacée elle aussi ? Tu me demandes de te faire confiance sans me donner la moindre raison de le faire !” Peut-être avait-il tort, mais il ne croyait pas en la gentillesse et la loyauté gratuite. À vrai dire, il n’avait jamais rencontré qu’une seule et unique personne qui soit naturellement gentil et qui ne demande rien en échange et il l’avait épousé. “T’étais bien en vie, ces trois dernières années, non ? Ne va pas me faire croire que tu ne serais pas au moins un peu suspicieuse à ma place ! Personne ne fait plus rien par pur altruisme de nos jours. Tu ne peux pas me demander de croire que tu es l’exception à cette règle sans me donner un argument de taille.”

N’avait-elle donc traversé aucun moment difficile au cours de toutes ces années ? Pas la moindre déception, pas la moindre aggression ? Elle était à l’hôpital avec Elias, pourtant. Elle avait vu les civils se retourner contre eux et contre le Colonel. Elle devait savoir, mieux que quiconque, que la survie personnelle passait avant la loyauté, de leurs jours. Elle ne pouvait pas prétendre ne pas comprendre sa réaction et ses craintes, en tout cas et certainement pas les lui reprocher.

Les arguments de l’infirmière ne manquaient pas de logique et c’était une qualité que Will appréciait, mais dont il manquait pourtant cruellement dès lors qu’il perdait le contrôle de la situation. Elle avait effectivement gardé leur secret pendant sept long mois, mais il ne voyait pas pourquoi et ça le rendait fou, tout simplement. Il était à court d’idées pour le lui faire comprendre. Il n’y avait qu’une seule chose qui l’aiderait et désormais, même Lyanna l’avait compris. La vérité. Ouvrir encore un peu son coeur à cette femme qu’il ne connaissait pas et qui tenait une épée de Damoclès au-dessus de sa tête et de celle de toute sa famille. S’il continuait de ne pas vouloir lui dire tout simplement ce qui lui faisait peur, ils ne sortiraient jamais de cette spirale infernale. Nerveux, Will abandonna brièvement le visage de la militaire pour regarder la maison derrière lui. Le carton qui recouvrait la fenêtre brisée du salon l’empêchait de voir à l’intérieur, mais il n’avait certainement pas besoin d’une image claire et réelle pour imaginer le visage souriant de l’homme qu’il aimait, de l’enfant qu’ils apprenaient à aimer comme s’il était réellement leur fils. Sa famille, la seule chose qu’il ait encore à perdre en ce monde, plus importante que sa propre vie. Pour Elias, il n’aurait reculé devant rien ou du moins le croyait-il. Et pourtant, il était là à faire un caprice quand un petit sacrifice aurait pu tout arranger.

“Je veux seulement être sûr que tu n’iras pas tout raconter à tes supérieurs si c’est le seul moyen pour toi de t’en sortir.” souffla-t-il, baissant enfin le ton alors qu’il retrouvait le regard de la jeune femme. Elle n’avait aucun moyen de le lui prouver. Elle pouvait bien le lui promettre, mais ça ne suffirait malheureusement pas pour Will. Ca impliquait qu’il fasse confiance à quelqu’un dont il ne savait rien, sur qui il n’avait aucun moyen de pression en retour, aucun pouvoir, aucune égalité. “T’as tenu ta langue pendant sept mois, d’accord, mais comment je peux être sûr que ça va durer ?” La question était très clairement rhétorique, il ne laissa même pas le temps à Lyanna d’essayer une réponse qu’il reprenait déjà la parole. “Tu prétends n’avoir plus rien à perdre, j’imagine que ça veut dire que tu as déjà perdu tout ce qui comptait pour toi. Tu peux comprendre que ça m’inquiète de savoir que ce qui est important pour moi dépend de ton bon vouloir, non ?” Encore une fois, il ne cherchait pas à obtenir la moindre réponse. Il prenait déjà sur lui de parler à la jeune femme sans hurler, en essayant réellement d’y mettre de la bonne volonté à défaut de sympathie.

“Tu es peut-être réellement et sincèrement gentille ou peut-être que tu as une raison valable de vouloir qu’Elias soit heureux comme il le souhaite, je veux bien te croire, mais tu ne peux pas me reprocher d’avoir des doutes. Toutes ces années, j’ai rencontré plus de gens qui ne pensaient qu’à leur propre vie avant de penser à celle des autres. Et si tu veux tout savoir, je suis de ces gens-là aussi. Si j’avais à choisir entre Elias ou quelqu’un d’autre, le choix serait vite fait, peu importe le prix qu’il me faudrait payer pour qu’il soit vivant et heureux.” Il secoua la tête et regarda de nouveau derrière lui. C’était une chose tellement évidente pour lui qu’il ne s’était jamais vraiment donné la peine de le dire à voix haute ou d’y penser réellement. Il vivait dans sa bulle, évitait soigneusement de penser aux horreurs pouvant se dresser sur leur route, mais c’était bien le cas : il n’avait jamais tué un autre être humain, jamais fait de mal à qui que ce soit et pourtant, s’il avait à le faire pour le bien d’Elias, il n’hésiterait pas. Cette pensée lui donna un frisson qu’il tenta de réprimer en se concentrant sur Lyanna. “J’ai vu des hommes tuer tout un camp juste pour de la nourriture. Et d’autres torturer des innocents pour le plaisir. Tu n’es peut-être pas comme ça, mais tu peux bien comprendre que ce soit difficile pour moi de croire à la gentillesse désintéressée après tout ce qui s’est passé rien que dans cette ville au cours des trois dernières années. Ne pas se méfier des autres, c’est plus dangereux que n’importe quel cadavre ambulant.” Elle voulait savoir, c’était désormais chose faite et il ne voyait toujours pas comment elle parviendrait à le rassurer totalement, même avec ces informations en plus.

Si Lyanna faisait preuve de sarcasme ou non, difficile à dire. Quand elle proposa de se suicider pour prouver sa bonne foi, Will choisit quand même de croire que ça n’était rien de plus. Il serra les dents pour ne pas perdre son calme, pas plus qu’il ne l’avait fait jusque là, en tout cas. Hormis ces petites piques qui n’en étaient peut-être pas vraiment, il réalisa pour la première fois qu’elle était peut-être réellement sincère et inoffensive. Rien n’avait changé, pourtant, mais elle continuait de chercher un moyen de l’apaiser, de parler avec autant de sympathie que pouvait en mettre un être humain confronté à Will… Il voyait finalement un peu mieux ce qu’elle avait de commun avec Elias, ce petit quelque chose qu’il haïssait tellement chez son mari tant ça l’effrayait.

Il resta à la regarder fixement quelques secondes avant que ses muscles ne se détendent et qu’un soupir ne lui échappe, montrant qu’il abandonnait le combat. “C’est bon, je suppose que j’ai eu ce que je voulais.” souffla-t-il, bien qu’il ne soit pas entièrement convaincu. Les gens honnêtes à la loyauté désintéressée ne cesseraient pas de le mettre mal à l’aise aujourd’hui, mais il était obligé d’admettre leur existence, il avait épousé l’exemple type après tout. Il n’y avait rien d’autre à ajouter, mais pourtant, au lieu de vite rentrer chez lui pour rejoindre sa famille, Will restait là à observer la jeune femme avec une curiosité nouvelle. “Elias et toi, vous vous ressemblez beaucoup. On te l’a déjà dit ?” demanda-t-il, sans trop attendre de réponse. “On dirait deux foutus Poufsouffles, c’est désespérant.” Pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient tous les deux, un petit miracle se produisit quand Will étira un sourire, pas très radieux, mais réel. Il secoua la tête comme s’il cherchait à chasser ce soudain élan de sympathie. Bien assez de soldats avaient gâché sa vie en quelques années seulement, il refusait de se laisser attendrir par une troisième porteuse d’uniforme. Mais cette possibilité le faisait s’interroger d’autant plus sur la jeune femme à qui il n’avait porté que peu d’intérêt jusqu’à maintenant.

“À la différence près que lui n’arrive plus à porter cet uniforme.” souffla-t-il en faisant un geste du menton pour désigner Lyanna, ou plutôt les vêtements qu’elle portait. “Le major avec qui je sortais avant de rencontrer Elias non plus, d’ailleurs.” fit-il remarquer. De l’extérieur, cela ressemblait probablement à des confidences très aléatoires et certainement pas désirées. C’était un tout petit peu plus subtile que ça en réalité. “Comment ça se fait que toi, tu sois encore loyale à ton engagement après tout ce que tu as vu ?” C’était là ce qu’il cherchait vraiment à comprendre, la question qu’il se posait inlassablement depuis la première fois qu’il avait rencontré Aiden, qu’on lui avait permis de voir derrière le rideau, toutes les horreurs cachées au grand public. Question qui restait sans réponse valable, à ses yeux tout du moins. Peut-être que Lyanna serait la première à lui donner une explication qui tienne la route, mais si elle ressemblait vraiment à Elias, il en doutait sincèrement.

Peut-être que la situation s’était enfin calmée entre eux. Will n’avait eu qu’à lui laisser une chance pour ça. Il n’était pas spécialement à l’aise avec cette idée, mais elle ne pourrait jamais lui prouver sa bonne foi de façon à le convaincre complètement. Une fois de plus, il faudrait qu’il apprenne à faire confiance à un soldat. L’idée le rendait malade et comme il l’avait fait pour réussir à s’ouvrir à Elias, il observait désormais Lyanna en ne cherchant que les points communs qu’elle avait avec l’homme qu’il aimait. Ça fonctionnait pour le moment. Il n’aurait pas su dire pour combien de temps, cela dit.

“Il y a tout un tas de façon de se rendre utile sans que ça n’oblige à obéir aux ordres de l’armée.” fit-il remarquer, quand la jeune femme lui eut expliqué pourquoi elle continuait de porter son uniforme malgré les évènements de ces dernières années. “Mais je crois que je comprends.” concéda-t-il malgré tout. Et c’était vrai. En quelques sortes. Ils avaient tous besoin d’une bonne raison d’aller de l’avant. Sans sa famille, les options devaient manquer à Lyanna, sans aucun doute. “Et puis, ce n’est pas comme si on pouvait démissionner de l’armée, pas vrai ?” Un nouveau sourire étira tout juste le coin de ses lèvres. C’était exactement ce qu’Aiden lui avait dit, quelques années plus tôt, pour justifier qu’il avait continué même quand son service au Moyen-Orient le rendait malade un peu plus chaque jour. Ils n’avaient pas le choix, à moins d’accepter la désertion et ses conséquences. De toute évidence, Will avait un faible pour les soldats déserteurs.

Il laissa passer un bref silence avant de relever les yeux vers elle. “Elias et toi, vous bossiez ensemble avant l’hôpital ?” demanda-t-il, pas très convaincu de vouloir une réponse à cette question. Ça ne changerait plus rien, aujourd’hui, après tout. À part qu’il souffrirait d’une curiosité inutile et mal placée. “Laisse tomber, c’est pas important. T’as du travail, non ? Je te laisse t’y remettre.” Ils finiraient bien par se recroiser de toute façon, Fort Hope était un peu trop petit au goût de Will, dernièrement et sans doute qu’il aurait plus de temps et moins de chance de se faire prendre par Elias une prochaine fois. Il était peut-être prêt à essayer de faire confiance à Lyanna, mais pas encore à ce que son mari recommence à s’inquiéter à cause de l’armée.