Assise derrière son bureau, Joséphine lâcha un long bâillement qui fit monter les larmes à ses yeux, avant de se prendre la tête entre les mains. Dire qu’elle était fatiguée était un euphémisme. Elle n’avait d’ailleurs pas l’impression d’avoir déjà été aussi épuisée de toute sa vie, même lorsqu’elle travaillait au cours de longues gardes. Isha ne cessait de lui répéter que c’était normal, qu’il l’avait lu dans l’un des innombrables livres sur le fait d’avoir un enfant, et la brune se contentait de hocher de la tête, ne masquant pas à quel point elle n’était pas convaincue. Les réveils nocturnes de leur fille n’étaient pas pour aider, mais il paraissait que ça aussi, c’était la vie qui était réservée aux nouveaux parents.

Les vagissements de Gemma, qui dormait paisiblement dans son cosy posé sur une chaise, juste à côté du bureau de sa mère, tirèrent Joey de ses pensées. Elle observa le petit nourrisson pendant de longues secondes, ce petit être qu’elle avait créé, et envers lequel elle avait encore du mal à se positionner. Si pour Isha, la naissance de la gamine c’était apparenté à un véritable coup de foudre, pour Joséphine, c’était bien plus nébuleux, bien qu’elle ne parvienne pas vraiment à en parler, à mettre les mots qu’il fallait sur ce qu’elle ressentait. La brune soupira lourdement, et tendit doucement sa main pour caresser la joue du petit bébé endormi, aussi délicatement que si elle avait peur de la casser en deux.

Mais quand on toqua brusquement à la porte de l’infirmerie, elle retira sa main un peu trop vivement, comme si elle avait été prise en faute, ce qui n’était absolument pas le cas. Joey pinça ses lèvres l’une contre l’autre d’un air contrit, et se leva rapidement du bureau pour s’avancer vers le nouveau venu, qui prenait place sur une chaise. « -Vaughn, salut ! Je…Merci d’être venu. Euh oui, je…j’aurai besoin de ton aide, en fait. » Sans en dire davantage, Joséphine retira sa veste de pompier, et se retrouva en t-shirt dont elle remonta la manche le plus haut possible, dévoilant son bras gauche, dont l’avant-bras était marqué du sceau de l’arène. Mais ce n’était pas pour ça qu’elle avait besoin de Vaughn. Juste au-dessus du pli du coude, on pouvait voir de nombreuses entailles presque toutes parallèles les unes aux autres, dont certaines semblaient fraîches. « -Je…j’ai un implant contraceptif dans le bras qui…hé bien, qui est manifestement arrivé au bout de son efficacité. » Son regard glissa sur Gemma le temps de quelques secondes, avant de revenir vers le barman. Oh, elle avait bien essayé de l’enlever toute seule, mais toutes ses tentatives s’étaient soldées par des échecs, comme en témoignaient les écorchures sur son bras. « -Et…je suis gauchère. Impossible pour moi de l’enlever toute seule. »

Dans l’idéal, Joey aurait préféré se débrouiller seule, elle qui avait parfois du mal à mettre sa fierté de côté pour demander de l’aide à qui que ce soit. En plus de cela, elle avait déjà fait appel aux bons services du barman lors de la naissance de Gemma, et elle ne pensait pas se tromper en disant que le jeune homme au nom imprononçable ne la portait pas vraiment dans son cœur. Pourtant, malgré ses quelques réticences, la brune avait du bien vite se rendre à l’évidence : seule, elle n’arriverait à rien, preuve en était les coupures qui marquaient son avant-bras, juste au-dessus du pli de son coude, où se trouvait son implant. Et le jeune homme, ancien infirmier, lui semblait tout indiqué pour la manœuvre. Heureusement, Vaughn ne l’envoya pas paître, du moins pas tout de suite, et elle écouta ses instructions attentivement, avant de hocher la tête.

Sans un mot, Joey retourna à son bureau et attrapa un stylo pour dessiner un petit ovale sur sa peau, piégeant l’implant à l’intérieur de celui-ci. Elle attrapa une petite pochette également présente sur le meuble, puis revint au côté de l’infirmier, déposant le nouvel implant sur le petit plateau sur lequel il préparait son matériel, puis Joséphine grimpa sur la table d’auscultation, sur laquelle elle se mit assise. Il ne tarda pas à la rejoindre, tandis qu’elle remontait son regard noisette sur lui aux paroles qu’il prononçait. Joey secoua la tête, avant de lui répondre d’un air entendu qui ne souffrirait aucune contestation. « -Je n’ai besoin de rien, on fait ça à l’ancienne. » Hors de question de gâcher des ressources, elle serrerait les dents, et voilà.

La brune l’observa sans parler s’installer, puis entailler sa peau pour aller y récupérer le petit implant. Si la douleur était bien réelle, quoique tout à fait supportable, Joséphine ne retint pas une grimace, crispant sa mâchoire. Elle tendit spontanément son autre bras à Vaughn quand il eut fini sur le gauche, pour la pose du nouvel implant. La survivante écouta ses paroles avisées, bien qu’elle ai déjà entendu les mêmes lors de la pose de son premier implant, des années plus tôt. « -Merci du conseil. » répondit-elle néanmoins, la commissure de ses lèvres tressautant très légèrement dans ce qui se voulait sans doute être un début de sourire.

Pourtant, malgré le bras tendu, et la proximité de son matériel, Vaughn semblait soudainement ailleurs, absorbé dans la contemplation d’elle ne savait quoi, juste derrière elle. Joey en profita pour l’observer quelques secondes, avant de demander prudemment. « -Est-ce que…t’es sûr que ça va ? » Elle pencha légèrement la tête sur le côté, comme pour essayer de capter le regard du barman, sans penser une seule seconde que lui cherchait peut-être tout simplement à fuir le sien.

Elle le fixait de ses yeux noisette, sentant bien que le jeune homme était à des années lumière de la pièce dans laquelle ils se trouvaient tous les deux. Pourtant, lorsqu’il reprit la parole, c’était pour expliquer à la survivante qu’il était simplement en train de réfléchir à la meilleure manière de procéder pour poser le nouvel implant qui se trouvait sur son plateau. Elle l’observa quelques secondes supplémentaires, avant de lâcher simplement un « -Je vois » du bout des lèvres. Joséphine n’était pourtant pas dupe, et même si elle ne connaissait pas spécialement Vaughn, pour ne pas dire pas du tout, elle sentait bien qu’il n’était pas tout à fait honnête avec elle sur ce coup-là.

L’infirmier reconvertit en tavernier se pencha alors sur le bras droit de la pompier, et y commença son office, tandis que la brune fermait les yeux, incommodée par la douleur. Elle le laissa faire, sans se poser de question, avant de rouvrir les yeux quand elle sentit que Vaughn était en train d’appliquer un pansement. Pour être honnête, la brune n’était pas mécontente que ce soit terminé. Soigner « à l’ancienne », comme elle l’avait dit, n’était pas ce qui se faisait de plus agréable. Elle repensa malgré tout aux paroles du survivant, à cette façon presque désinvolte dont il avait usé pour dire que si l’implant était mal posé, il pourrait devenir inefficace. Et autant dire qu’elle n’était pas prête pour une nouvelle grossesse, ni pour un nouveau bébé. Elle ravala ses angoisses, et se tourna un peu brusquement vers Vaughn quand il se rappela à elle, lui demandant s’il pouvait refaire ses pansements dans les lieux. A croire qu’elle en avait presque oublié sa présence, obnubilée par ses pensées troubles. « -Euh oui oui, bien sûr. Aucun souci. » Elle descendit de la table d’auscultation, avant de s’emparer d’une petite éponge et de savon, pour la nettoyer.

Pourtant, Joey n’eut pas le temps de commencer son ouvrage que Vaughn reprit la parole, pour lui indiquer qu’il avait finalement changé d’avis, et préférait aller faire ses pansements dans ses quartiers. Elle se retourna pour lui faire face, sans cacher son incompréhension. « -Quoi ? Pourquoi ? » Elle s’avança vers lui, et sonda son regard, avant de pousser un long soupir. « -Ecoute, je ne sais pas quel est ton problème, et manifestement, tu ne veux pas en parler. Mais ne soit pas ridicule et arrête de faire l’enfant. Tu es dans une infirmerie ici, le meilleur endroit pour refaire lesdits pansements. Y’a tout le matos dont t’as besoin… » Elle avait parlé d’un ton calme, sans quitter le jeune homme des yeux, ne comprenant pas cette fuite soudaine, alors qu’à peine une minute plus tôt, il était prêt à faire ses soins à l’infirmerie. Elle resta silencieuse quelques secondes, avant de reprendre : « -Je pourrais même t’aider si tu le veux. Et si, au contraire, c’est ma présence qui te dérange, il suffit de le dire. J’irai faire un tour pendant que tu te soignes ! »

Sérieusement, qu’est ce qui lui arrivait tout à coup, à demander s’il pouvait rester, pour finalement dire, à peine dix secondes plus tard, qu’il préférait partir ? Il avait manifestement un problème avec elle, ça ne faisait plus aucun doute, et Joséphine aurait bien aimé savoir de quoi il en retournait. Elle avait beau lui avoir un peu sauté à la gorge lors de leur première rencontre, elle avait fait preuve d’un peu plus de civisme les fois suivantes. Vraiment, il était temps qu’il enlève le balai qu’il avait dans les fesses, et qu’il se détende un peu avec elle. L’expression sur le visage de la brune laissait exprimer toute l’incompréhension qu’elle ressentait à cet instant précis, alors qu’elle le fixait en attente d’une réponse.

Et ce furent les gestes de Vaughn qui devancèrent ses mots, alors que sa main vint caresser le visage de Joey, qui demeura interdite face à son geste. Pour le coup, c’était plutôt inattendu. Elle resta figée, même lorsqu’il daigna enfin lui répondre, pour lui faire comprendre pourquoi il sentait le besoin de fuir, tout à coup. Elle n’était pas la personne qu’il aurait aimé qu’elle soit…cette simple phrase sembla faire tilt dans son esprit, alors que Joey comprenait tout à coup ce qui se passait. Elle repensa à cette fois dans le bar, où le médaillon était tombé, et où elle avait vu une photo à l’intérieur d’une jeune femme qui aurait pu être sa jumelle. Ce qu’elle était bête de ne pas y avoir pensé toute seule ! Vaughn ne tarda d’ailleurs pas à formuler à voix haute les conclusions de la jeune femme, alors qu’elle pinçait doucement les lèvres l’une contre l’autre. Vraiment, elle ne s’était pas attendue à cela, et autant dire qu’elle se sentait bien bête à l’heure actuelle.

Ce sentiment ne tarda pas à empirer quand elle remarqua la larme solitaire qui roula sur la joue du barman, et qui la fit détourner légèrement la tête. Sans parvenir à le formuler à voix haute, elle comprenait pourtant ce qu’il ressentait à cet instant précis, ce que sa présence devait lui infliger au quotidien. Et pour le coup, elle se sentit légèrement mal à l’aise, et aurait souhaité n’avoir jamais mis les pieds dans le plat. Elle aurait voulu, comme dans ces films pour gamins dont elle avait oublié le nom, où la magie existe, qu’il lui suffise de toucher un Portoloin pour simplement disparaître subitement de cette pièce, et se trouver loin du jeune homme. Mais la vie n’était pas un conte de fées, et puisqu’elle avait merdé, il allait falloir qu’elle assume. « -Je suis désolée…j’avais aucune idée que tu ressentais ça… » Et en même temps, elle ne lisait malheureusement pas dans les esprits et aurait eu besoin d’un bon coup de main de sa part pour comprendre ce qu’il se passait.

La jeune femme resta silencieuse un instant, pensant aux paroles prononcées un peu plus tôt, quand Vaughn avait dit qu’il ne saurait sans doute pas lui résister. Pensait-il qu’elle pourrait se jeter sur lui, alors même qu’il lui avait confié être un bon ami d’Isha ? Et puis…même si elle partageait les traits de son amour perdu, Joséphine avait sa propre personnalité, son propre caractère, sans doute différents de ceux de la jeune femme. La voulait-il, elle, parce qu’elle était le portrait craché de son ancienne amante ? Le problème, c’est que les humains ont un don pour désirer ce qui leur fait le plus de mal. Et il n’existait aucun univers où Joey quitterait Isha alors qu’elle venait tout juste d’avoir une petite fille avec lui. Mais bien sûr, elle n’allait pas le dire à voix haute, pas face à la détresse de Vaughn. Et puis, dire que Joey était peu familière de ce genre de situation n’était pas un euphémisme, et elle ne savait pas vraiment que faire, ou que dire. Elle tendit le bras lentement, comme pour laisser à Vaughn l’opportunité de pouvoir se dérober s’il le souhaitait, et elle lui pressa doucement l’avant-bras, dans un signe de soutien maladroit. « -Je…je n’ai aucune idée de ce que je pourrais faire pour te rendre cette situation plus vivable… » avoua-t-elle finalement, se grattant légèrement l’arrière de la tête de sa main libre.

Elle qui c’était simplement imaginé que pour une obscure raison, Vaughn ne pouvait tout simplement pas la saquer se retrouvait désormais bien bête. Joey avait pourtant bien vu la photo dans le médaillon, la presque similitude que la jeune femme dans le collier et elle avaient, et pourtant, pas une seule seconde elle n’avait pensé à ce que Vaughn pourrait ressentir en la voyant elle, le fantôme de son ex, quasiment tous les jours. Elle se trouvait bien égoïste de n’avoir pensé qu’à elle, qui était trop perdue, dans les derniers mois de sa grossesse, à penser à tout ce qui pourrait mal se passer, pour songer un seul instant aux autres personnes qui partageaient son quotidien. Et dire que Vaughn avait été contraint de l’aider à mettre au monde l’enfant qu’elle avait eu avec son ami. Joséphine ne pouvait penser à quel point la situation avait dû être difficile pour lui, compliquée à encaisser. Elle avait beau l’observer, il semblait un peu paumé à cet instant précis, et son regard exprimait à la perfection toute la douleur qu’il devait ressentir. Joey regretta que dans cette infirmerie, au milieu des flacons, des médicaments, et des bandages, elle ne puisse pas trouver un sortilège qui fasse partir peine, ou une potion à avaler pour rendre son cœur plus léger.

La brune releva la tête vers lui quand il parla à nouveau, pinçant doucement les lèvres l’une contre l’autre face à ses paroles. Une fois encore, Vaughn se défilait, lui souhaitant de nouveau de passer une bonne soirée, alors qu’il semblait s’apprêter à partir. Elle ne le laissa cependant pas faire plus de trois pas qu’elle reprit la parole : « -Joséphine. Mon vrai prénom c’est Joséphine, mais je me présente toujours sous Joey, la force de l’habitude. Du coup, tout le monde m’appelle simplement Joey, sauf cette bourrique d’Isha qui a décidé que c’était Joséphine et rien d’autre. » Elle se gratta l’arrière de la tête, tandis qu’un léger sourire gêné étirait fugacement ses lèvres. La jeune femme pensait qu’il l’appelait ainsi car c’était le prénom inscrit sur le pendentif que le jeune amnésique avait autour du cou quand il s’était réveillé, un pendentif qui portait son vrai nom, Joséphine, et qu’elle lui avait offert lors de son départ de Fort Hope, quelques jours avant l’accident d’Isha. Elle savait qu’il avait placé beaucoup d’espoirs dans cette Joséphine quand il ne savait pas encore qu’il s’agissait d’elle, persuadé qu’il était qu’une femme, sa femme, l’attendait quelque part.

Joséphine glissa finalement un regard sur la main du survivant, avant de se racler la gorge. « -Tu ne me causes pas d’emmerdes, Vaughn, mais j’ai pas de formule ou de baguette magique pour améliorer la situation, et qui permettrait que les choses aillent mieux pour toi. Et j’en suis désolée. Mais…on vit au même endroit, on se croise quasiment tous les jours, alors… » Elle haussa les épaules, avant de soupirer doucement. « -Peut-être qu’on pourrait trouver quelque chose pour que les choses ne soient pas si compliquées…et on pourrait chercher cette solution miracle pendant que tu refais tes pansements… » ajouta-t-elle malgré tout, tandis qu’elle pointait de l’index les doigts bandés du jeune homme.

La jeune femme avait beau ne pas être à son aise, ce qui se voyait sur son visage pour quiconque la connaissait un minimum, elle tâchait de faire bonne impression, se sentant mal pour Vaughn, et ce qu’il devait sans doute ressentir à cet instant précis. Joey hocha de la tête quand le tavernier fit remarquer, à juste titre, que lorsqu’Isha avait une idée en tête, il était quasiment impossible de la lui enlever, tant il était borné. C’était sans doute l’un des points communs qu’ils avaient tous les deux, eux qui étaient aussi têtus l’un que l’autre. En revanche, elle ne put s’empêcher de froncer le nez quand il lui confia qu’il trouvait son vrai prénom joli. Elle, elle avait toujours eu du mal avec, sans doute parce que seules les figures d’autorité de son entourage l’appelaient ainsi. Sa mère, avec qui elle avait des relations conflictuelles, ses professeurs, qu’elle s’évertuait à rendre dingue, et Naya, la seule à lui avoir montré de la considération, et de l’amour, mais à lui avoir également imposé de vraies limites. Sa seule figure maternelle, en gros, celle qui n’aurait jamais hésité à lui mettre un bon coup de balai aux fesses quand elle se montrait trop insolente, ou ne respectait pas les règles fixées par la vieille dame. « -Je pense que c’est surtout toi qui aurais des ennuis avec Isha si tu m’appelais Joséphine. Mais Joey c’est très bien. Tout le monde m’a toujours appelé comme ça… » Elle haussa les épaules, une manière silencieuse de dire que cela lui convenait parfaitement.

Vaughn ne sembla pas vraiment ravi par la proposition faite par la jeune femme de rester à l’infirmerie soigner ses blessures, mais il obtempéra finalement, et revint sur ses pas, attrapant tout le matériel dont ils allaient avoir besoin pour refaire des pansements propres. Joey l’observa installer tout le matériel, puis se poser sur une chaise et retirer les bandages, tandis qu’il grimaçait de douleur. Un rictus tordit également les lèvres de la jeune femme quand elle vit l’état du bout de ses doigts, et elle se rapprocha instinctivement, prête à lui apporter son aide. « -La vache…il a un sacré pète au casque ce César… » Ce n’était sans doute pas très malin de parler ainsi à voix haute du grand manitou des lieux, encore moins quand on voyait ce qu’il réservait aux personnes qui le mettaient en colère, mais Joséphine était du genre à dire ce qu’elle pensait, même quand ça risquait de lui porter préjudice. Et puis, de toutes façons, elle n’imaginait pas Vaughn jouer les balances et aller tout répéter au grand chef. Quel intérêt aurait-il à faire ça ?

La jeune femme alla se laver consciencieusement les mains à son tour, avant de revenir vers le barman, prête à l’aider dans ses soins. Elle ne voulait pas s’imposer, elle n’oubliait pas ce qu’il lui avait confié, mais si elle pouvait être utile, autant en profiter. Elle ne cacha cependant pas sa surprise quand il parla de sa fille, alors qu’un sourire léger se posait sur son visage, un réflexe qu’elle avait rapidement pris quand quelqu’un l’interrogeait sur son bébé, et qui masquait à la perfection à quel point elle était paumée. « -Gemma va bien…enfin…j’imagine… » ajouta-t-elle rapidement en fronçant les sourcils, portant son regard noisette sur sa fille, qui dormait toujours à poings fermés. Elle mangeait bien, dormait bien en journée, n’avait pas de fièvre…si bien que Joey supposa que sa fille était en bonne santé, même si elle n’avait aucun moyen d’en être parfaitement sûre. « -Je regrette juste qu’il n’existe pas de potion à glisser dans son biberon pour la convaincre que la nuit c’est fait pour dormir… » La brune ne comptait plus les nuits blanches qu’Isha et elle enchaînaient depuis la naissance de Gemma, même s’il était assez fréquent que le jeune gladiateur emmène leur fille en balade pour la calmer, et laisser Joséphine se reposer, lui qui était clairement meilleur au jeu de la parentalité qu’elle. « -Qu’est-ce que je peux faire pour t’aider ? »

La jeune femme releva son regard des doigts de Vaughn pour les poser sur son visage quand il avoua, sans qu’elle ne sache vraiment s’il était en train de faire de l’humour ou pas, qu’il avait crié comme une enfant quand il s’était fait arracher les ongles. Un petit sourire parvint à relever l’un des coins de sa bouche, tandis qu’elle imaginait la scène, qui n’était somme toute pas si amusante que ça. Au vu des dégâts sur ses doigts, et de l’absence d’ongles, elle pouvait parfaitement comprendre qu’il ai hurlé tant la douleur devait être insoutenable. Et dire qu’à peine deux jours plus tard, il était là, présent dans sa chambre, à la faire accoucher malgré la douleur qui devait vriller dans son corps. « -Avec lui, il n’y a jamais vraiment besoin de chercher la petite bête pour que ça se finisse mal… » Seule une personne violente, et complètement dérangée du point de vue de Joséphine, pouvait créer un endroit pareil.

Quand la brune demanda en quoi elle pouvait aider le jeune homme, elle se confronta tout d’abord à un long silence qui la fit se demander pendant quelques secondes s’il n’allait pas lui dire d’aller se faire voir, et de le laisser tranquille. Elle n’eut cependant pas à attendre longtemps que le tavernier reprit la parole, lui demandant de le distraire, sans doute pour réussir à oublier un peu la douleur. Joey grimaça légèrement, avant de fixer à la dérobée Vaughn. « -Que je te distrais en te parlant de moi ? Tu veux pas que je fasse la roue plutôt ? » Dire qu’elle n’était pas très fan du fait de parler d’elle était un euphémisme. Elle n’avait jamais eu le mode d’emploi sur le sujet, et la brune n’était donc pas une experte en la matière. Elle grimaça une nouvelle fois, avant de laisser un « -Euh… » quitter ses lèvres. Par où commencer ?

Elle se gratta l’arrière du crâne, marquant encore un peu plus sa gêne, avant de s’installer à son tour. « -Je suis née à Cancun en fait. On a pas mal voyagé quand j’étais plus jeune, d’abord en Amérique latine, puis ici aux USA, jusqu’à atterrir ici à Détroit quand j’avais seize ans. » Elle lui fit grâce de son enfance compliquée, de ce père qu’elle n’avait jamais connu, de cette mère qui préférait courir les hommes plutôt que de s’occuper de sa fille unique. « -Et j’ai été beaucoup de choses avant d’être pompier. J’ai été livreuse de journaux, ouvreuse dans un ciné, barmaid, serveuse dans un resto mexicain…j’avais du mal à me décider. » Et elle haussa les épaules à l’évocation de tous ces jobs qu’elle avait fait avant de se lancer dans la carrière de sa vie. « -Et toi alors ? Vaughn, tu ne veux vraiment pas que je t'aide ? J'ai l'impression d'être une potiche qui te regarde souffrir. »

Joséphine n’était pas de celles qui acceptaient l’inaction, bien au contraire. Elle avait tout le temps besoin d’être en mouvement, ce qui expliquait que quand elle vivait au laboratoire avec Aaron, elle se portait toujours volontaire pour les missions à l’extérieur tel que le ravitaillement, ou pour la surveillance. Plus jeune, elle était incapable de rester en place bien longtemps, et cette particularité ne s’était pas calmée avec les années qui étaient passées. Alors autant dire que maintenant que Joey vivait à l’arène, où elle effectuait ce qui pouvait s’apparenter à un travail de bureau, elle avait parfois l’impression d’avoir de l’énergie à revendre. Enfin, pas là, depuis que Gemma était née, mais c’était un sentiment assez fréquent chez elle malgré tout. Si bien que simplement regarder Vaughn effectuer ses propres soins ne l’enchantait pas vraiment.

Heureusement, il ne tarda pas à capituler face à son impatience, et à la laisser faire le nécessaire pour soigner ses doigts malmenés par César. Joséphine hocha donc la tête pour indiquer qu’elle avait bien compris, et comme elle avait lavé ses mains avec beaucoup d’attention juste avant de s’assoir, elle se penchait déjà sur ce qu’elle devait soigner. Elle avait observé Vaughn le faire, juste quelques instants plus tôt, si bien qu’elle ne devrait avoir aucun mal à reproduire ses gestes. Pendant un long moment, elle resta silencieuse, concentrée au possible dans sa tâche, avant de lâcher du bout des lèvres : « -Diego était pompier, mon…mon grand-père adoptif. Je ne l’ai pas connu très longtemps avant qu’il meure, mais…suffisamment de temps pour qu’il me transmette sa passion. Il m’a raconté des tas d’histoires, m’a fait visiter son ancienne caserne, rencontrer ses collègues, les plus vieux, mais aussi la nouvelle génération. Et l’idée a fait son bout de chemin en moi… » Ca n’avait pas été plus compliqué que ça, à vrai dire. Des heures et des heures de conversation, beaucoup de photos passées entre les mains de la brune, de longs moments avec ces vétérans des flammes qui avaient tous gardé cette passion au fond de leurs yeux. Le seul petit regret de la jeune femme se trouvait sans doute dans le fait qu’elle ne s’était pas lancée plus tôt dans cette carrière.

Joey garda le silence une nouvelle fois, tandis qu’elle achevait de soigner les doigts du tavernier, en espérant ne pas lui avoir fait trop mal. « -A ton tour ! Hors de question que je sois la seule à parler de moi, c’est pas dans mes habitudes. » Si le ton était sérieux, la brune parvint malgré tout à laisser un petit sourire lui échapper. Et puis, ce n’était pas comme si elle était en mesure de forcer Vaughn à se confier à elle sur celui qu’il était avant la fin du monde s’il n’en avait pas envie. Après avoir consulté l’infirmier sur ce qu’il préférait, elle banda le bout de ses doigts pour les protéger de tout ce qui pourrait se prendre dans ses blessures, et possiblement les infecter. Puisque le travail était terminé, Joséphine alla jeter à la poubelle tout ce qui ne serait plus utile et utilisable, puis elle repassa par le lavabo pour se laver les mains, et relaver le matériel qui servirait à un prochain patient. Ce fut cet instant précis que choisit Gemma pour se réveiller, et rappeler à toutes les personnes présentes dans cette pièce et autour, qu’elle était là.

Concentrée, elle s’était lancée dans les soins des doigts de Vaughn en silence, laissant s’échapper quelques minutes avant d’ouvrir la bouche pour répondre à ses questions. Nul besoin de connaître réellement Joey pour se rendre compte à ses mimiques, à sa posture, ou même à son attitude que parler d’elle n’était pas une matière dans laquelle elle excellait. Et pourtant, elle s’était lancée dans les explications du pourquoi de sa carrière de pompiers, et comment cette passion lui avait été transmise par celui qui l’avait acceptée dans sa famille à bras ouverts, alors que sa propre mère ne cherchait qu’à se débarrasser d’elle. Diego avait été la première vraie figure paternelle que Joey rencontrait, à seize ans passés, autant dire que l’opération n’avait pas été des plus évidentes pour elle, et pourtant, les choses s’étaient faites en douceur, menée par la gentillesse profonde du vieil hispanique. La brune regrettait simplement de n’avoir pas pu mieux le connaître avant que la maladie l’emporte.

Pourtant, aborder ce sujet avec Vaughn ne semblait pas forcé, et elle n’avait pas besoin de se faire violence à un point inimaginable. Ce n’était pas tout à fait comme parler de la pluie et du beau temps, et pourtant, parler de son grand-père de cœur et évoquer ces instants qu’ils avaient passé ensemble n’ouvrait pas une blessure béante dans la poitrine de la jeune pompier. Mais malgré cela, il était évident en la regardant qu’elle semblait ravie d’avoir repassé le flambeau à Vaughn, tandis qu’elle lui demandait qu’il se confie à son tour, comme elle venait de le faire. Il se prêta volontiers au jeu, ou du moins le feignit à la perfection, et le barman commença à lui parler de sa vie d’avant à son tour, tandis que la brune continuait ses soins. Elle ne releva pas la tête quand il lui confia les raisons qui l’avaient poussé à devenir infirmier, même si elle était désolée pour lui qu’il ai eu à assister au lent déclin de son père. Tristement, Joséphine ne fut pas étonnée de l’entendre dire que des uniformes avaient massacré tout un service hospitalier en début d’épidémie, parce qu’elle avait été là, elle aussi, au tout début, en poste jusqu’à ce que les choses deviennent totalement ingérables. Et elle aussi avait assisté aux mesures désespérées qui avaient été prises à l’époque, au détriment des civils encore en bonne santé. Au final, et malgré une première rencontre plutôt fracassante, ils avaient ce triste point commun de ne pas avoir été épargnés par la vie. A croire qu’ils avaient plus en commun qu’ils ne l’avaient pensé, et cela n’échappa pas à la brune.

La jeune survivante n’avait pas fini les soins depuis bien longtemps lorsque Gemma se réveilla de son sommeil, geignant de plus en plus fort, avant de se mettre à pleurer. Occupée à laver le matériel, Joséphine laissa tomber dans le lavabo l’instrument qu’elle était en train de laver, se rinça soigneusement les mains, et se dirigea vers le petit bébé aux joues mouillées. Accaparée par sa fille qu’elle prit rapidement dans ses bras, elle manqua le départ de Vaughn, et dû aller jusqu’au seuil de la porte de l’infirmerie, à moitié dans le couloir, pour pouvoir lui adresser encore quelques mots. « -Vaughn…je… » La brune regarda de l’autre côté du corridor, tandis qu’elle peinait à chercher ses mots. « -Je ne peux qu’imaginer ta situation compliquée, et j’en suis désolée…mais, si tu as besoin…la porte de l’infirmerie est toujours ouverte…qu’il s’agisse de tes ongles, ou d’autre chose. » Et peu désireuse de verser dans la mièvrerie, elle s’autorisa un petit sourire, et retourna dans l’infirmerie, berçant doucement Gemma contre elle, qui s’était calmée.