Reprendre ma place au sein de l’arène a finalement été plus facile que ce que j’avais pu imaginer, ou redouter. Dean m’a accueilli à bras ouverts, toujours bien trop tactile à mon goût, alors qu’il n’a pas arrêté de s’extasier sur mes nouvelles rondeurs qui semblaient le ravir au-delà du raisonnable, lui valant une tape sur la main à chaque fois qu’il s’approchait d’un peu trop près. Le retour de l’infirmière de l’arène semblait le soulager, même si je doute sincèrement que Dean ai eu à mettre les mains dans le sang, ou les pieds à l’infirmerie depuis un moment. J’ai eu cette sensation étrange, et inexplicable, que les choses avaient changé, bien sûr, tout en restant très proches de celles qu’elles étaient lors de mon départ. Les objets n’avaient pas, ou peu, changé de place, les visages étaient globalement les mêmes, bien que quelques nouveaux comptent désormais dans l’effectif du groupe, et même notre chambre ne semblait pas avoir beaucoup bougé. En bref, j’arrivais même à douter du fait que j’ai pu réellement être partie.

Le seul gros changement à ce jour, si l’on mettait de côté la disparition de Joshua, c’est la condition de Malorie, qui se retrouve désormais forcée de se déplacer dans une chaise roulante, depuis que le toit d’un bâtiment lui est tombé dessus. En l’absence de matériel de radiologie en bon état, de personnel capable d’effectuer des soins, ou même de neurologue, inutile de dire que la pauvre pompier que je suis ne peux rien pour les maux dont souffre la jeune femme. Et même si la gamine semble être sortie de cette épreuve avec encore plus de mordant, je ne peux m’empêcher de ressentir un vilain pincement à l’estomac à chaque fois que mon regard se pose sur son corps frêle dans l’engin à roulettes. Pour autant, malgré cette certitude de ne pas pouvoir être d’un très grand secours à Malorie, je compte bien essayer malgré tout, et épuiser toutes mes ressources avant de jeter définitivement l’éponge.

C’est d’ailleurs en pensant à l’une de ces ressources que je quitte la chambre sans bruit, une destination bien précise en tête. Les couloirs sont encore relativement fréquentés malgré l’heure tardive, et j’arrive devant la porte du bar en quelques minutes seulement. La porte s’ouvre presque sans bruit, et les lieux sont déserts, si l’on excepte la présence de ce nouveau venu, qui tient la taverne de l’arène. Il joue du piano, et ne s’arrête même pas pour se tourner vers moi, se contentant de lâcher vaguement que le bar est fermé. « -Oui, j’ai cru remarquer. Je voulais voir où disparaissait Isha ces derniers-temps… » Et je relâche la porte, qui se ferme dans mon dos, tandis que j’avance de quelques pas dans les lieux, que je découvre pour la première fois. Si je ne m’attendais pas à la réaction de ce type, ce Vaughn, je ne me laisse pas effrayer pour autant. « -Oui…mais je suis sûre que tu vas faire une exception pour moi… » Il est dos à moi, pour l’instant, mais s’il avait été face à moi, il aurait eu droit à l’un de ces sourires insolents que j’ai du mal à retenir.

Je prends donc un peu plus possession des lieux, et vais jusqu’à m’assoir sur l’un des tabourets du bar, détaillant un peu plus les lieux. Je n’ai pas vraiment peur qu’il se mette en colère, ou qu’il puisse se montrer violent, pour la simple et bonne raison que poser la main sur moi lui vaudrait un renvoi immédiat de l’arène. Au mieux. Mais disons que ce type…m’intrigue. Je sais qu’il a été infirmier, les bruits de couloir vont vite dans le coin, et s’il n’a pas encore investi mon infirmerie, je compte bien tenter de lui tirer les vers du nez pour savoir s’il existe quelque chose pour aider Malorie. Et puis…Isha n’a eu de cesse de me vanter les qualités de ce mec, de ce barman exceptionnel qui paie ses tournées, manifestement sans raison particulière. Et oui, j’avoue que ça m’intrigue. Depuis quand la gentillesse gratuite existe-t-elle ? Je croise les jambes sur le tabouret, et finis par demander d’un ton détaché : « -Alors…comment se passe ton intégration à l’arène ? »

Je ne le quitte pas du regard, alors qu’il se sent obligé de remplir de nouveau son verre, et de le vider d’une traite. Ma présence le mettrait-il mal à l’aise ? Pour ce que ça changerait…Je profite d’être sur le tabouret pour m’étirer un peu, et porte les mains en bas de mon dos, qui me fait souffrir récemment. Passer du confort de Fort Hope, où je ne faisais rien de bien extraordinaire de mes journées à la vie plus rythmée de l’arène, où je suis de nouveau sollicitée pour le moindre bobo n’est pas de tout repos. Je me suis naïvement dit que les visites très fréquentes à l’infirmerie après mon retour étaient surtout l’occasion pour les gladiateurs, Vestales et autres personnes fréquentant l’arène, de vérifier par leurs propres yeux les bruits de couloirs concernant mon retour. Mais les visites restant très fréquentes, j’ai laissé tomber mes suppositions pour simplement m’occuper de ces patients, et voir les journées défiler, toutes plus ou moins similaires.

Vaughn finit par rejoindre le bar à son tour, et prends tout son temps pour ranger sa bouteille, et laver le verre qu’il vient d’utiliser, m’ignorant royalement pendant tout ce temps-là, ce qui me fait doucement rire tant c’est puéril. Et sans même prononcer le moindre mot, il me tend un verre d’eau, que je mets quelques secondes à attraper, en lui glissant un remerciement. Pourquoi m’offrir un verre d’eau, s’il veut me voir partir de son bar aussi rapidement que j’y suis arrivée ? Mon sourcil se hausse légèrement, mais je tais mes remarques, et avale une gorgée de cette eau fraîche, agréable dans la moiteur des lieux. Vaughn se place face à moi, et je ne prends pas la peine de détourner le regard quand il finit par m’accorder son attention. A ses paroles, cette fois, je ne peux retenir mon léger rire, bien qu’évidemment cette espèce de tension qui commence à se tisser entre nous n’est sans doute pas la meilleure façon de démarrer une relation.

Je décide donc de boire une nouvelle gorgée d’eau, pour tenter de calmer mon esprit belliqueux qui s’enflamme face à ce type et ses grands airs. « -C’est mignon, mais la sécurité ne pourra rien pour toi ce soir. » Est-il là depuis seulement hier, et n’a-t-il donc pas encore compris comment fonctionne l’arène ? Quant à Isha…hé bien, nous avons beau être ensemble, je reste libre de mes mouvements, et même lui le sait. De toutes façons, on touche là à un domaine qui ne regarde clairement pas ce barman, et je me garde bien de répondre à sa question. Du bout de l’index, j’essuie une goutte qui descend mollement le long du verre, tandis que je fais une grimace à l’intention du jeune homme : « -Tu as raison, je me moque de ton intégration. » Je pousse un léger soupir, et me laisse aller sur le dossier de ma chaise, plongeant mes yeux dans ceux du jeune. « -En revanche, je ne me moque pas du fait que tu empiètes sur mes plates-bandes. »  Ce n’était pas tout à fait comme ça que j’avais prévu de présenter les choses, mais…hé bien…les mots sont sortis, maintenant, seuls comme la plupart du temps. « -J’ai remarqué qu’il y avait eu du mouvement dans mon…dans l’infirmerie, des objets qui avaient bougé de place…et enfin…il parait que t’es infirmier ? »

Un sourire en coin répond à ce regard noir qu’il me lance, et qui ne m’effleure qu’à peine. Ce gentil barman a des airs bien inoffensifs quand on pense que je suis passée entre les mains de Joshua, et ce plus d’une fois. Par réflexe, sans doute, mon regard accroche cette cicatrice que j’ai obtenu lors de ma première journée à l’arène, ce fichu aigle, marqué au fer rouge sur la peau de mon avant-bras, et qui faisait soi-disant de moi la propriété de cet endroit. Une marque que ce sacré Joshua s’est d’ailleurs fait un plaisir de me faire, tout sourire, mais le moment n’est sans doute pas le plus propice pour penser à ce fantôme du passé, désormais enterré six pieds sous terre.

Vaughn ne tarde pas à me répondre, de ce ton si sympathique qu’il a pour moi depuis mon arrivée dans son bar, et pourtant, je continue de le fixer d’un air impassible, le menton légèrement relevé. Je suis néanmoins ravie, sans même savoir pourquoi exactement, de savoir que ce n’est pas lui qui est venu fureter dans l’infirmerie, bien qu’il semble y avoir sa place, d’après ses dires, et cette profession qu’il a déclaré avoir lors de son arrivée ici. Un léger sourire, très fugace, passe sur mon visage quand j’apprends qu’il sait le métier que j’exerçais avant. S’est-il renseigné, à ce sujet, ou bien a-t-il appris l’information au détour d’une conversation ? J’imagine que ça importe peu, au final. Quoiqu’il en soit, je reste à le fixer quelques instants, avant d’ouvrir la bouche. « -Malorie, j’imagine que tu vois c’est qui ? » En tout cas, je l’espère pour lui, puisque c’est grâce à cette jeune femme que le lieu dans lequel il travaille a vu le jour, et qu’il a donc une place ici.

Puisque je n’obtiens aucune réaction de sa part, et que je me sens moyennement d’humeur patiente face à Vaughn, je poursuis : « -Tu sais…plutôt frêle, un caractère bien trempé…clouée dans un fauteuil roulant ? » Et à mieux y réfléchir, il n’y a pas grand-monde dans toute cette fichue arène qui peut correspondre à la description. Il n’y a d’ailleurs qu’une seule survivante se déplaçant en fauteuil roulant, et qui n’a pas renoncé à se battre malgré cet énorme coup dur. « -Est-ce que tu l’as…examinée ? » Je le fixe tout en maîtrisant mes émotions, afin de garder cette expression neutre sur mon visage, tandis que je porte le verre à ma bouche, les sourcils légèrement haussés, comme une invitation à ce qu’il me réponde.

Je crois bien que cette fois, Vaughn a été trop loin, et c’est à peine si je le laisse finir sa tirade, avant de m’emporter. « -Putain, c’est clair que c’est pas ton amabilité qui finira par te tuer ! T’es toujours aussi désagréable, ou c’est seulement quand t’as bu le verre de trop ? » Je le fusille du regard, et entreprend de descendre du tabouret. Venir voir cette tête d’abruti était sans doute la pire idée qui soit, et je n’ai certainement rien à apprendre de lui. Oh…bien sûr, je ne dis pas que ce ne serait pas utile, bien au contraire, mais je n’en ai tout simplement pas envie. La simple idée de passer cinq minutes de plus avec cette tête de cochon me donne envie de hurler. « -J’ai pas besoin de toi, je me débrouillerai toute seule ! » Il peut s’étouffer avec ses grands airs, et son caractère à la con. Tant pis, je trouverai bien une autre solution ! Je m’adresserais aux médecins de Fort Hope, au moins je sais que personne ne m’enverra aller me faire voir là-bas. Ça m’ennuie juste pour Malorie, j’aurai vraiment voulu qu’il puisse exister quelque chose, un infime espoir, de voir les choses aller mieux pour elle.

C’est plus par réflexe que par réelle envie de lui rendre service que je me penche en avant pour ramasser l’objet qu’il vient de faire tomber. J’ai beau être remontée, je ne suis pas pour autant une petite gamine puérile, et je me retrouve rapidement avec un médaillon ouvert dans la main. Vaughn est à mes côtés en quelques pas, et si je n’avais pas d’autre intention que de déposer son bordel sur le comptoir, et de me casser, les yeux de la personne sur la photographie attire bien vite mon regard. Et pour cause, j’ai les mêmes. Mon index écarte un peu plus le pan du médaillon qui commence déjà à se rabattre, et je ne peux m’empêcher de froncer doucement les sourcils quand je découvre celle qui aurait pu être ma jumelle tant on se ressemble, dans les bras du barman. La délicatesse du jeune homme refait surface, et le médaillon disparaît brutalement de ma main, tandis qu’il crache une nouvelle phrase aussi sympathique que les précédentes. « -T’as qu’à y faire plus attention, à tes affaires ! » La réponse est machinale, mais le ton pas aussi ferme qu’il aurait du l’être.

Installé de l’autre côté du bar, il me gratifie d’un nouveau regard noir que je lui renvoie, dans une attitude fermée. Voir son double en photo, un double qui avait l’air plutôt heureux d’ailleurs, c’est…étrange. Oui, je crois que c’est le mot qui correspond le mieux, étrange. Beaucoup de questions se pressent dans ma tête, des plus logiques : qui est-elle ? Où est-elle ? aux plus farfelues : se pourrait-il que j’ai une jumelle cachée ? Et pourtant, aucune ne franchit mes lèvres, et je me contente de fixer le barman en silence, tandis que les rouages de mon cerveau continuent leur cheminement. Une proche, peut-être une sœur, une meilleure amie, ou même sa fiancée, qui, aux dernières nouvelles, ne vit pas ici avec nous. Enfin…je l’aurai quand même remarquée dans les couloirs si c’était le cas. Disparue, partie, peut-être même morte. De nos jours, les possibilités étaient tellement vastes.

Je fixe la porte du bar, puis Vaughn, avant de me dire que nous ne sommes pas amis, nous ne sommes même rien, rien d’autre que deux inconnus qui se sont sautés à la gorge pendant quelques instants, et je me dis que je n’ai plus rien à faire ici. Je me détourne donc pour sortir de cet endroit de malheur, et les mots quittent mes lèvres sans que je ne fasse rien pour les retenir : « -Désolée pour ta…enfin, désolée. » Il a beau avoir mis mes nerfs à rude épreuve, j’imagine que même le pire type de l’univers ne mérite pas de perdre quelqu’un à qui il tient. Une fois devant la porte, j’attrape la poignée, et la tire pour l’ouvrir, avant de rencontrer une résistance. Pourtant, j’ai beau pousser, elle ne semble pas disposée à bouger pour autant, et je me retrouve à m’acharner dessus, à tirer de toutes mes forces, puis pousser puis retirer sans douceur, sans qu’elle ne cède le moindre millimètre. A priori, si on peut rentrer dans cet endroit comme bon nous semble, pour en ressortir, ce n’est pas la même histoire. Je maudis en silence ce morceau de bois récalcitrant, et après un long soupir, finit par me tourner vers Vaughn d’un air résigné, bien que faire appel à lui, et à son aide, titille à souhait ma fierté.

Il ne faut pas longtemps à Vaughn pour comprendre que la porte me résiste, et il ne tarde pas à venir à son tour, après m’avoir posé la main sur l’épaule pour me demander de m’écarter. Si je pensais avoir droit à toute une série de remarques plus sympathiques les unes que les autres sur mon incapacité flagrante à ouvrir une porte, il n’en est rien, et sans un mot ni un regard, il s’attaque à son tour à la porte du bar, qui semble lui résister à lui aussi. Le barman a beau s’acharner, et tout tenter pour me libérer le passage, la porte reste hermétiquement close, et nous, piégés ensemble dans le bar. Il hausse les épaules à mon intention, et toujours sans parler s’éloigne, alors que mon regard écarquillé fait l’aller-retour entre lui et la porte. « -Quoi, c’est tout ? On va juste rester coincés là, sans rien faire ? » Mais il s’est déjà réinstallé au piano, et je doute d’avoir droit à la moindre réponse de sa part. Je soupire, pour la forme, et me maudis de ne pas avoir laissé de mot à Isha lui indiquant où je serai s’il venait à se réveiller. On dirait qu’on ne va pas avoir d’autre possibilité que de prendre notre mal en patience. Et ne pas se sauter à la gorge.

Je retourne investir le tabouret que j’ai laissé quelques minutes plus tôt, et un nouveau verre d’eau se retrouve devant moi, sans que je n’ai rien demandé. La musique émanant du piano emplit les lieux, et meuble pendant quelques instants le silence qui s’étire entre nous. Ça pourrait presque être agréable comme moment, s’il n’y avait pas cette espèce de résidu de tension de notre conversation, si on peut réellement appeler ça comme ça, qui stagne dans l’air, et j’apprécie le morceau qu’il joue, même s’il est hors de question que je me lance dans le moindre compliment. La musique était quelque chose qui me manquait vraiment énormément depuis que notre monde avait changé, et Isha y a remédié en m’offrant un Ipod pour mon anniversaire, de longs mois plus tôt. Etonnant comme un simple petit appareil pouvait rendre un quotidien plus agréable, ce petit engin qui a fait partie des premiers à rejoindre mon sac quand j’ai fui l’arène en début d’année.

Je ne remarque pas tout de suite que la musique s’est arrêtée, plongée dans mes propres considérations. Devrait-on profiter de ce moment que nous allons être contraints de passer ici ensemble pour apprendre à mieux faire connaissance, ou, comme je le pressens, cela risque d’envenimer davantage la situation ? Je coule un regard vers la silhouette de Vaughn, et un simple coup d’œil me confirme qu’il a une attitude plus que fermée, qui ne donne pas forcément envie d’entamer la discussion. Machinalement, tandis que mon regard parcourt les bouteilles d’alcool de l’autre côté du bar, je glisse la paume de ma main sur la bosse sous mes vêtements, me disant que la situation aurait sans doute été moins pénible après un petit verre. Ou deux. Au lieu de quoi, et puisque je ne suis pas près de regoûter à ce breuvage, je me tourne vers le jeune homme, qui n’a pas bougé. « -Comment t’es arrivé ici ? A l’arène, je veux dire. » Une question neutre, dénuée de toute animosité ou agressivité. Une question bien éloignée de celles qui me préoccupent vraiment, et qui concernent autant de sujet qu’il n’a probablement pas envie d’aborder : la jeune femme dans le collier, Isha, Malorie,…Une question qui, je l’espère, ne va me valoir un nouveau témoignage de toute la sympathie qu’il peut avoir à mon égard.

Je le vois se frotter les yeux, et je ne peux m’empêcher de froncer doucement les sourcils. Est-ce qu’il est en train de…pleurer ? Mon expression se fige, tandis que je me demande ce que j’ai pu dire pour le mettre dans cet état. Est-ce lié à la photo ? Encore une fois, je constate qu’il y a trop de questions, et clairement pas assez de réponses à ma portée. Il finit par quitter le tabouret de son piano pour revenir derrière le bar, et mes traits sont encore figés dans cet effarement surpris quand Vaughn plonge son regard dans le mien. Si je n’éprouve plus aucune difficulté à réconforter Aaron, Isha, ou même Declan, que je considère comme des proches, m’imaginer tenter de remonter le moral du barman me pose quelques soucis. Non pas parce qu’il s’agit de lui, et que l’aider me rebute, mais simplement parce que je dois être la personne la moins douée de l’univers pour remonter le moral de qui que ce soit. Il me regarde un peu trop fixement, et je ne peux m’empêcher de détourner le regard au bout de quelques secondes, gênée par cette insistance dont il ne doit même pas se rendre compte.

Et finalement, après un long silence et contre toute attente, Vaughn finit par répondre à ma question, moi qui m’étais mise à douter qu’il l’ai réellement entendue. Mon regard repart donc immédiatement à la conquête du sien, alors qu’il m’explique qu’il a initialement rejoint Détroit pour intégrer Fort Hope. Quand il évoque Logan, je hoche doucement de la tête, me demandant jusqu’où exactement peut s’étendre l’influence et la connaissance de ce grand barbu pas toujours très amical, et du camp qu’il a bâti. D’autres survivants, dans des états aux alentours savent-ils qu’il existe une communauté, à Détroit, qui accueille les survivants à la recherche d’un toit, et d’un minimum de sécurité ? Ont-ils aussi entendu parler de l’arrivée inattendue de l’armée, et doit-on s’attendre à une déferlante de survivants fuyants les rôdeurs, les brigands, et la misère pour venir s’installer à Fort Hope ? Le camp résisterait-il d’ailleurs à une arrivée massive d’habitants ? Il faudrait en agrandir les barricades, ça ne fait aucun doute, et pour y avoir passé pas mal de temps, je me laisse imaginer, pendant quelques instants, que ce serait sans doute possible. Avec le temps, la prudence requise également, peut-être qu’une véritable ville naîtrait dans les cendres de Détroit. C’était une perspective encourageante, mais peut-être également un peu effrayante.

Quoi qu’il en soit, je n’ai pas le temps de réagir que Vaughn continue sur sa lancée, et…me présente des excuses, quelque chose que je n’avais pas du tout vu venir. Je reste interdite, alors qu’avec simplicité, il m’explique que c’est la ressemblance entre la fille du médaillon et moi, qui me vaut une telle hostilité de sa part. Sa fiancée…j’imagine sans peine que la situation doit être effectivement difficile pour lui, et je pince les lèvres l’une contre l’autre, avant de réitérer les paroles que j’ai eu quelques instants plus tôt. « -Je suis vraiment désolée pour toi… » Pas de lui ressembler bien sûr, ça personne n’y peut rien, mais qu’il ai perdu la personne avec qui il avait prévu de finir sa vie. Si c’était quelque chose qui m’échappait totalement avant que je rencontre Isha, je perçois désormais pleinement la douleur qu’une telle perte peut infliger. Je le vois lutter encore une fois avec ses sentiments, et tourner son visage vers le plafond, sans que je ne sache très bien pourquoi, et pendant quelques instants, je suis désolée de lui imposer ma présence, dans cette salle où nous nous retrouvons enfermés malgré nous. « -Je ne viendrais plus, si ça peut…t’aider, d’une quelconque façon. » Et je hausse les épaules d’un geste maladroit un peu gauche. Qu’est-ce qu’une femme enceinte viendrait faire dans une taverne de toutes façons ?

Et contre toute attente, c’est l’infirmier lui-même qui finit par reparler de Malorie, d’un ton bien moins cassant que celui qu’il a employé un peu plus tôt, en insinuant que je n’étais pas apte à prendre soin de la jeune femme. Je le regarde pendant de longues secondes sans répondre de suite, avant de souffler par le nez, désarçonnée par cette ébauche de sourire qu’il vient de tenter. « -Je…je n’essayais pas de te voler un patient, ou je ne sais pas ce que tu as pu croire. Je tiens à elle, et je suis même contente que quelqu’un qui sait ce qu’il fait ai pu s’occuper d’elle. Mais…son état…il n’y a vraiment rien qu’on puisse faire, pas vrai ? » Le ton est fataliste, parce que j’imagine bien que les espoirs, s’ils existent, doivent être bien minces. Malorie accepterait-elle de rencontrer Noah, le médecin de Fort Hope, lors d’une consultation ? « -Si elle se retrouve un jour face à plusieurs rôdeurs, je ne donne pas cher de sa peau… » Et cette simple perspective me serre violemment le cœur.

Si j’étais persuadée qu’il se jetterait sur la proposition de ne plus me voir venir dans sa taverne, je dois admettre que je ne m’attendais pas à ce qu’il refuse cette idée, et encore moins à ce qu’il dise qu’il souhaite me trouver l’objet de mon choix, comme un espèce de cadeau d’excuse face à son comportement. J’ouvre la bouche, déjà prête à refuser, parce que vraiment, ce n’est absolument pas nécessaire, mais Vaughn me coupe l’herbe sous le pied, en expliquant qu’il ne tolèrera aucun refus de ma part. Comment lui faire comprendre que je n’ai besoin de rien d’autre que ce que j’ai déjà, et que je trouve ça un peu…étrange de recevoir un cadeau de la part du type qui me sautait à la gorge encore quelques minutes plus tôt. Mais il a l’air motivé en tout cas, sacrément décidé même, puisqu’il m’explique qu’il n’hésitera pas à aller voir Isha pour obtenir une réponse. Mes yeux s’écarquillent légèrement, sous l’effet de la surprise, et je hoche la tête d’un air interdit. « -Euh…d’accord. J’y réfléchirai alors… » Et peut-être que d’ici là, il aura oublié, et sera passé à autre chose. Je fronce légèrement les sourcils, et avale une gorgée d’eau, avant de tirer un autre tabouret près de moi pour y étendre mes jambes en soupirant légèrement.

Quand il daigne me répondre à propos de Malorie, je hausse un sourcil face à ce dédain que je comprends dans ses paroles, cette façon qu’il a de me traiter d’imbécile sans utiliser réellement le mot pour cela. Et quand il poursuit, en expliquant qu’il m’apprendra à prendre soin des gens, puisqu’il m’imagine manifestement comme une simple égoïste qui prend sans recevoir, mon visage se ferme une nouvelle fois, et je ne cache pas le fait que ses paroles m’agacent au plus haut point. Pour qui se prend-il, à me juger comme ça, en cinq minutes, sans même savoir de quoi il parle ? Il n’est là que depuis deux semaines après tout ! Quand je le vois sourire, j’ai bien envie de lui répondre, et peu amicalement, de se mettre son foutu sourire au cul, mais les mots meurent sur mes lèvres, alors que mes mâchoires roulent sous mes joues. Une nouvelle gorgée d’eau me donne le temps nécessaire pour ravaler les paroles qui ne manqueraient pas de rétablir cette ambiance tendue et électrique. Et puis…même si j’ai toutes les peines du monde à l’accepter…j’imagine que même si la manière n’y est clairement pas, il essaye d’être sympathique, sans doute à sa manière. Une deuxième gorgée m’aide à reprendre contenance, avant que je lui réponde, d’un ton que j’essaye d’être léger, peut-être sans conviction. « -Si ça tente Malorie, tu m’expliqueras pour les pansements. On verra en fonction de ce qu’elle veut. » J’hausse les épaules, préférant éviter de répondre à son rire débile et ses remarques sur Miss Malou au beau milieu d’une horde de rôdeurs, parce que j’imagine qu’on sait tous les deux ce qui se passerait réellement si la jeune femme venait à se retrouver face à nos amis morts-vivants.

Je reste silencieuse un instant, me contentant de fixer le barman un long moment, avant de pincer les lèvres un moment. « -Ils ont un médecin urgentiste à Fort Hope, ils pourraient peut-être se rencontrer, Malorie et lui. » Têtue ? Non, si peu. Mais je préfère être certaine que tout aura été tenté avant de réussir à me résigner. Et ce sentiment d’impuissance cuisant à l’idée de ne pas pouvoir faire plus, ou mieux me quitte rarement depuis mon retour. « -Et puis, t’as dit que Logan était ton pote, non ? Il pourrait arranger ça, vu que tu lui rends service, avec ce… » Blanc. J’ai beau avoir la bouche encore entrouverte, plus aucun son n’en sort, tandis que les rouages de mon cerveau se mettent en place, et que j’assemble toutes les informations lâchées au compte-goutte par Vaughn, peut-être même sans qu’il s’en aperçoive. « -Tu le connais…Isha, tu le connais. C’est lui, ta mission, votre…vieil ami commun. » Je le fixe en plissant les yeux, tandis que tout s’imbrique parfaitement dans mon esprit. Il a su immédiatement de qui je parlais quand j’évoquais Isha, alors qu’ici, tout le monde le connait sous le nom de Robin. Et puis…à qui d’autre est-ce que Logan pourrait tenir ici, à part son fils adoptif ? J’ai devant moi un bout du passé de l’homme que j’aime, et je suis plus qu’intriguée que Vaughn n’ai pas voulu me faire savoir qu’il connaissait Isha.

Je crois que j’ai rarement été aussi sûre de moi qu’à cet instant précis, et c’est peut-être pour ça que je n’ai pas le moindre doute quand j’expose ma théorie, somme toute farfelue, à haute voix. Car franchement, qui aurait pu prédire que ce type sorti de nulle part, tout juste arrivé à l’arène deux semaines plus tôt, soit en fait en mission secrète pour Logan, envoyé ici pour surveiller Isha. L’idée aurait de quoi être hautement risible, et pourtant, il suffit que j’observe Vaughn avec attention pour remarquer qu’il est soudainement mal à l’aise, comme s’il avait été pris en flagrant délit. Je l’observe boire une gorgée d’eau, avant qu’il finisse par vendre la mèche, m’expliquant que j’ai vu juste, et qu’il est censé être le bon Samaritain d’Isha entre ces murs. Ce qui ne tarde pas à me faire froncer les sourcils. Pourquoi est-ce que je me sens soudainement vexée par la présence de Vaughn dans le coin ? Franchement, qui mieux que la future mère de l’enfant d’Isha pourrait prendre soin de lui ? J’imagine que la présence du barman indique toute la confiance que Logan a en moi, et ouais, ça me fait chier, si bien que ma première réaction n’est rien d’autre qu’un simple « hm », à peine enjoué.

Mon regard noisette quitte le visage de Vaughn pour se perdre dans le verre d’eau devant mes yeux, tandis que je garde le silence quelques instants, essayant de comprendre de quoi il s’agit, et surtout, de mettre mes propres sentiments de côté. Car si on y réfléchit bien, la situation n’est pas vraiment si banale que ça. Il me faut ce qui doit ressembler à quelques minutes de plus pour laisser ce qui se consume en moi s’éteindre, et laisser la place à d’autres réactions. « -Pourquoi ? » Pourquoi devoir rester discret sur le sujet, et surtout, cacher à Isha qu’ils se sont connus avant l’apocalypse ? Car aucun doute que s’il avait tout déballé au gladiateur de leur passé commun, il m’en aurait parlé, aussitôt la porte de notre chambre refermée. Je plisse légèrement les yeux, et les plonge dans ceux de Vaughn, sans même chercher à savoir si ce geste pourrait le déstabiliser, ou le mettre mal à l’aise au vu de celle qui se cache dans le médaillon. « -Qu’est-ce que ça peut faire que les gens sachent que tu le connaissais, avant ? » Je croise les bras sur ma poitrine, je crois que je commence à avoir un peu froid, et lèvre légèrement le menton. « -Oh, attends, j’ai une meilleure question pour toi…pourquoi tu ne dis rien à Isha ? »

Je hausse un sourcil d’un air blasé quand Vaughn ose me faire la remarque que la famille Cornwell n’est sans doute pas ce qu’il se fait de plus équilibré niveau santé mentale. Si j’en sais quelque chose ? Pour avoir eu ce sociopathe de Joshua au cul pour la simple et bonne raison que j’avais une aventure avec son fils, je crois pouvoir dire que oui, je sais de quoi sont capables au moins certains Cornwell. J’enrage une nouvelle fois de l’entendre dire que Logan a eu besoin de missionner quelqu’un pour surveiller celui qu’il prétend voir comme son fils adoptif. Il n’a pas voulu l’héberger à Fort Hope pendant qu’il était au trou, l’a contraint à revenir à l’arène, dans les griffes de Joshua, et maintenant, papounet chéri s’inquiète ? Putain, ce que ça peut me mettre en rogne. Je serre les dents, et écoute posément, en apparence seulement ceci dit, le diagnostique émit par Vaughn, auquel je réponds par un sifflement quand enfin, il daigne finir son monologue. « -Hé bah…pour quelqu’un qui est pas psy, tu sembles pourtant avoir un sacré avis sur la question… » Je le toise d’un regard sans doute peu sympathique quelques secondes, avant de détourner le regard, tentant de me convaincre que ma vraie colère est dirigée vers Logan, et non vers Vaughn.

Pourtant, mon regard retrouve peut-être un peu trop vite celui du barman quand celui-ci reprend la parole, quelle pipelette, continuant ses explications. Son meilleur pote du passé, rien que ça ? Pourquoi Isha ne m’a-t-il jamais parlé de lui avant de perdre la mémoire, dans ce cas-là ? Une moue désabusée ne tarde pas à déformer la ligne de mes lèvres, tandis que je souffle sèchement par le nez. « -Parce que t’as l’impression que cet endroit représente un cadre rassurant ? Il se bat contre d’autres personnes, contre des rôdeurs, tout ce sang, cette violence…tu crois que c’est rassurant ? Que ça perturbe pas ? Je doute que qui que ce soit vivant dans cette arène ne soit pas perturbé… » Et ça nous englobe également, lui et moi. Impossible, sans doute, de passer à côté de l’amertume de mes propos, mais je m’en moque. Si on me posait la question, je n’aurais aucun scrupule à répondre que je ne suis pas vraiment revenue par plaisir, mais uniquement parce qu’Isha vivait ici. Une vie de famille à Fort Hope me semble bien plus saine, et moins risquée, que de vivre ici.

Je secoue légèrement la tête de droite à gauche, ayant encore du mal à réaliser que Vaughn ai pu réellement faire partie de la vie d’Isha, des années plus tôt, et qu’il soit là, à quelques pas, dans la plus grand ignorance du gladiateur. Je ne remarque pas tout de suite que le barman s’est éclipsé, et qu’il revient avec une veste qu’il me tend. Pendant quelques secondes, je le regarde sans broncher, avant d’attraper le vêtement, et de l’enfiler, murmurant un merci du bout des lèvres en même temps. Pendant ce qui ressemble à quelques secondes, j’ai un peu de peine pour ce type en face de moi, qui est contraint de fréquenter son meilleur ami d’une autre vie, du moins d’après ses dires, sans pouvoir évoquer le bon vieux temps, ou retrouver leur relation. Je sais pertinemment à quel point ça peut faire mal pour être passée par la même épreuve, près d’un an plus tôt, quand je suis arrivée à l’arène, le cœur lourd d’avoir perdu Isha, et de l’avoir finalement retrouvé, privé de tous ses souvenirs, et en particulier les nôtres. Je reste de nouveau silencieuse quelques instants, fixant Vaughn d’un air méfiant, avant de lâcher : « -Et puis…il a pas mal réagit quand il a découvert que j’étais la nana qu’il baisait avant de perdre la mémoire. Je crois pas qu’il ai été si perturbé que ça. »

Je me pince les lèvres pour éviter de dire que ce n’est sans doute pas demain la veille que je vais prendre pour argent comptant le moindre mot qui puisse sortir de sa bouche, et me contente de continuer de le fixer, malgré son air narquois. J’ai déjà eu l’occasion de voir Isha aller mal, réellement mal même, au point d’être parfois presque effrayée par ses réactions, et pourtant, il ne m’a jamais traversé l’esprit qu’il puisse s’agir des prémices d’une maladie mentale quelconque. Enfin…quand on connait son passé, ses difficultés familiales, l’arrivée des rôdeurs même, et ce qui peut se passer dans cette arène, au trou notamment, je pense que plus d’une personne pourrait faire preuve d’un peu d’instabilité. De là à accepter de considérer réellement qu’il puisse souffrir d’un dédoublement de personnalité… J’imagine que mon ressenti est biaisé par les sentiments que j’éprouve pour le brun, et le comportement qu’il a en ma présence, radicalement opposé à celui dont il peut faire preuve sur la lice.

Je préfère éviter de me pencher sur la question, du moins dans l’immédiat, et manque de laisser échapper ma surprise en constatant que Vaughn partage mon point de vue sur cet endroit sordide de débauche. Personne ne peut réellement se sentir bien dans cet endroit où gladiateurs cohabitent avec Vestales, esclaves, et rôdeurs, et où la violence est omniprésente, pour un quignon de pain, ou un regard de travers. En revanche, quand il parle de demander à Logan un quelconque accueil à Fort Hope, je ne peux m’empêcher de serrer les mâchoires. « -Ne te donne pas cette peine. » Je sais que ce serait sans doute ce qu’il faudrait faire pour notre enfant, pour nous même, histoire d’avoir une vie un peu plus stable, et pourtant, je refuse qu’il pose la question à Logan. Il a déjà refusé une première fois, hors de question de lui demander une nouvelle fois. Vaughn semble comprendre que sa proposition me pose quelques problèmes, et je relève les yeux vers lui quand il s’excuse de ses mots, ce qui me fait hausser légèrement le sourcil. Je ne l’imaginais pas forcément très enclin à faire des excuses pourtant !

Et…la sympathie que je commençais légèrement à éprouver pour lui se met à fondre comme neige au soleil, tandis qu’il me rit au nez. Qu’ais-je dit de si amusant ? Je lève les yeux au ciel quand il finit par expliquer sa réaction, et m’indiquer que lui aussi a succombé à ma beauté, ce qui me laisse assez impassible. J’ai toujours trouvé préférable qu’on me trouve intéressante, intelligente, ou autre, plutôt que simplement « jolie », mais c’est un tout autre débat. Je hoche légèrement la tête quand il m’explique avoir tenté de stimuler les souvenirs d’Isha en prétextant qu’ils se connaissaient dans le passé, et ça me projette malgré moi des mois en arrière, quand j’ai été face à cette situation, prisonnière de mes propres souvenirs de notre relation, et de tous les instants qu’on avait vécus ensemble. Quand Vaughn avoue sans que je m’y attende qu’il me fait confiance pour prendre soin d’Isha, mes yeux s’écarquillent légèrement, tandis que ma bouche s’entrouvre, même si aucun mot ne franchit la barrière de mes lèvres. Je reste à le fixer, interdite, quelques secondes, avant de détourner le regard, le rose me montant aux joues. Autant dire que je ne m’attendais pas à une telle confession, ni même à autant de confiance de sa part concernant son meilleur pote d’avant, lui qui ne me connait pas.

Je reste silencieuse un long moment, et c’est une nouvelle fois la voix de Vaughn qui brise le silence qui s’est installé entre nous, pour me raconter une anecdote qu’ils ont vécu ensemble. Le large sourire du barman en provoque un petit sur mon visage, alors qu’une nouvelle fois, mon regard fuit instinctivement le sien. Il me faut quelques instants pour hausser une épaule. « -On…on ne s’est connus que quelques mois avant qu’il perde la mémoire, et bon…disons que parler de nous n’était pas notre activité préférée… » Je grimace quelques secondes, avant d’attraper mon verre d’eau, sans me résoudre à en boire une gorgée, jouant simplement avec la trace d’eau laissée sur le comptoir. Isha et moi avons été trop occupés à nous découvrir physiquement, et charnellement pour apprendre à se connaître réellement. Ce qui devait être un simple plan cul sans lendemain nous a échappé un peu plus à chaque rendez-vous, et il est clair que sur la péniche de notre rencontre, jamais je n’aurai imaginé qu’un an et demi plus tard, j’attendrai un enfant de ce mec qui s’était fait choper par les cannibales comme moi. Enfin…il y a bien eu ces instants post-sexe, quand les barrières semblent momentanément affaiblies, où nous nous sommes confiés des petites choses sur nos vies d’avant, ainsi qu’au cours de ces jeux que nous faisions, à renfort d’alcool par exemple. Je me confronte une nouvelle fois à ces regrets de ne pas avoir cherché à en apprendre plus sur celui qui me faisait ressentir de drôles de choses, déjà à l’époque, et d’avoir laissé passer l’opportunité de connaitre réellement son ancien lui. « -Comment vous vous êtes connus tous les deux ? »

J’aurai sans doute préféré que cette histoire-là, celle de la rencontre d’Isha et de son meilleur pote, me soit racontée par celui qui partageait ma vie, mais elle fait parti de tous ces moments et événements sur lesquels j’ai appris à ne plus compter, à cause de son amnésie. Je sais bien que le gladiateur est le plus impacté par cette perte d’identité, de repères, mais ça semble toujours l’apaiser un peu quand je lui dis qu’on se fera de nouveaux souvenirs ensemble, et qu’importent ceux du passé. Ce n’est pas tout à fait juste, bien sûr, et même si Isha et moi ne nous sommes connus que quelques mois avant son arrivée à l’arène, il a eu une longue vie avant notre rencontre, et a perdu tout ce qui le liait à Logan, et maintenant à Vaughn. Je sais bien que dans cette situation, je ne suis pourtant pas la plus à plaindre, et la nostalgie qui suinte de chacun des mots que prononce Vaughn ne fait que me le rappeler un peu plus.

J’écoute son récit sans cacher mon intéressement d’en apprendre plus sur le gamin qu’était l’homme qui partage ma vie, et découvre sans surprise que ce côté bagarreur ne date pas d’hier. Quand le barman se sent obligé de m’expliquer comment il se fait que l’infirmier qu’il est sache faire des points de suture, je me contente de hausser les épaules, sans prendre la peine de répondre. La fin du monde est passée par là, et beaucoup de personnes ont appris à faire des choses qui leur étaient totalement inconnues auparavant. Si lui à eu la chance d’apprendre cette technique dans la sécurité et l’hygiène d’un bloc opératoire, beaucoup, moi y compris, ont dû apprendre ça à la dure, sur le terrain. Je me souviens encore du premier gladiateur que j’ai recousu, sans savoir lequel de nous deux était le plus blême. Et tandis que Vaughn étale ses compétences, je me demande pourquoi ce n’est pas lui que Dean a mit à la tête de l’infirmerie, où il aurait sans doute plus sa place que moi. Non pas que ça m’enchante, hein, je ne me verrais pas échanger de rôle avec lui, et me mettre à tenir cette taverne sans risquer de péter un plomb tous les jours.

Il s’égare dans son récit, se sent obligé de préciser qu’il n’a pas eu l’intention de mettre en avant ses compétences, alors que moi, je veux juste entendre la fin de son histoire avec Isha. Question fougue, je suis plutôt certaine qu’on peut dire qu’il n’a pas changé, tout comme il a conservé cette mauvaise habitude de se battre pour un oui, ou pour un non. En entendant ce type encore inconnu il y a une heure expliquer qu’il a été présent pour le brun des années plus tôt, je ressens un élan de sympathie qui me réchauffe de l’intérieur, et me fait même sourire quand je l’entends prononcer le mot « filouterie ». Oui, ça correspond bien là à l’image que je me faisais du jeune Isha, suite aux quelques petites anecdotes qu’il a pu me confier, ci et là. « -Merci d’avoir été là pour lui. » Oh…merde. Je crois que les mots m’ont échappé. Je déteste quand ma bouche fait ça, prononcer des mots que mon cerveau, et ma fierté, n’ont pas eu le temps d’analyser, et de retenir. Je me racle la gorge comme le font bêtement et maladroitement les personnes mal à l’aise, avant d’avaler une gorgée d’eau pour me donner une nouvelle contenance.

Puis naturellement, la question s’inverse, et Vaughn s’intéresse à son tour à la façon dont Isha et moi nous sommes rencontrés. Ce qui me plonge des mois en arrière, et étire un léger sourire sur mes lèvres. « -On s’est rencontrés sur une péniche. Une gamine nous a tendu un piège, en se faisant passer pour une pauvre petite victime, et on a foncé tous les deux tête baissée sur ce qui s’est avéré être la maison d’un groupe de cannibales. » Je lui épargne le récit de notre emprisonnement dans cette petite cage, de notre fuite avec les autres casse-croûtes présent à bord, et du massacre desdits cannibales de la main d’Isha. « -C’était en pleine nuit, et on était loin de nos camps respectifs, alors on a partagé un…euh…refuge pour la nuit. » Et ce refuge n’est pas la seule chose que nous ayons partagé cette nuit-là. Un lieu qui est devenu très rapidement bien plus qu’un simple refuge d’ailleurs, pour prendre des allures de QG, le lieu de rencontre de tous nos rendez-vous clandestins. Et ils furent nombreux. « -Et puis…on a continué à se voir, dans cette boutique. On pouvait pas aller à Fort Hope parce que…hé bah…parce qu’il était fiancé à une autre nana à l’époque, alors on se voyait en dehors, dès qu’on le pouvait. Et voilà…tu sais où on en est aujourd’hui. » Nouveau raclement de gorge, nouvelle fuite du regard, léger haussement d’épaule. « -Il a tout oublié de ces instants. Il ne se rappelle de rien avant son arrivée ici… » Ces souvenirs n’existent désormais que dans mon esprit à moi. Et pourtant, aussi atypique, et dangereuse que fut le début de notre relation, je n’en regrette pas la moindre minute. Si ce n’est peut-être de ne pas avoir réalisé avant d’apprendre la pseudo-mort d’Isha, qu’il était bien plus que le simple plan cul que je me bornais à voir en lui malgré les sentiments qu’il éveillait en moi.

Je perçois un peu à retardement l’amertume qui transpire dans ma voix, et les mots que j’ai employés, mais il est trop tard désormais. Par souci d’auto-préservation, et parce que je ne veux pas me confronter à ce que je pourrais lire dans le regard de Vaughn, je regarde n’importe où ailleurs tant que ce n’est pas dans sa direction, cherchant à échapper par tous les moyens à ce que je pourrais lire sur son visage. Je sais bien qu’on ne peut rien faire contre l’amnésie d’Isha, que ses souvenirs reviendront peut-être un jour, ou au contraire jamais, mais que c’est comme ça, et qu’il ne sert à rien de s’apitoyer sur notre sort. On ne peut que l’accepter, et vivre avec. Et c’est d’ailleurs ce que le barman ne tarde pas à m’expliquer à son tour, tandis qu’instinctivement, mon regard se pose sur lui. Il a raison, bien sûr, et si j’arrive à m’en convaincre 99% du temps, il reste ce minuscule pourcentage qui me rend parfois on ne peut plus nostalgique. Je hoche doucement la tête aux paroles de Vaughn, soudainement empreintes d’une sagesse qu’il n’avait pas encore montré depuis mon arrivée ici. « -Je sais bien…notre relation n’a pas toujours été simple, loin de là…mais chaque minute passée avec lui en vaut la peine. » Le genre de phrase improbable que je ne m’imaginais pas dire un jour, et qui aurait bien fait ricaner la Joey d’il y a quelques années.

Je replie un peu les jambes contre moi, avant qu’un long bâillement m’échappe, faisant briller mes yeux. Je me promets que la prochaine fois que je décide de quitter la chambre, ou l’infirmerie, je le ferai à des heures décentes, et pas en plein milieu de la nuit, quand je ne rêve que de mon lit et des bras chauds d’Isha autour de moi. Aux nouvelles paroles de Vaughn, je fronce légèrement les sourcils, et fais un geste large de la main : « -Non, je pense pas. Il considère que c’est chez lui ici. Et même si ça me plait pas toujours, il aime les combats qu’il mène dans l’arène. Je pense pas qu’il accepterait de quitter cet endroit. » A mon grand désespoir, d’ailleurs, moi qui aurait adoré retrouver la maison dans laquelle il vivait avant son amnésie, à Fort Hope, pour y construire notre petite vie de famille, à quelques pas de la maison d’Aaron. Un endroit paisible, protégé, où personne ne mène de combat une fois la nuit tombée. Je soupire légèrement, bien résignée à vivre ici, à l’arène, malgré la situation. « -Ils ont une sage-femme à Fort Hope, et un médecin urgentiste. Je…j’imagine qu’il faudra les appeler quand le travail commencera… » Je lève une épaule d’un air faussement désinvolte, tâchant de masquer à quel point la situation, et la liste mentale que j’ai dressé de toutes les choses qui pourraient tourner mal à la naissance du bébé, me font flipper. « -Et puis…t’es là maintenant… » Et ce faisant, je le scrute longuement du regard. Inutile de dire que je risque de ne pas m’être d’un très grand secours ce fameux jour, et que le seul à savoir ce qui sera en train de se passer avec mon corps ne sera autre que lui.