Malou avait écouté le sermon de Vaughn sans le quitter des yeux.
Elle ne connaissait pas Nietzsche, ne savait ce qu'était les abîmes dans cette phrase étrange et absconse pour son cerveau sans culture mais elle comprenait grosso modo ce qu'il voulait dire.
Etait-ce vrai ? Vraiment, véritablement vrai qu'il aurait su faire abstraction du fauteuil roulant, de l'escarre et de son impotence pour certaines choses s'il avait été amoureux d'elle ?
Elle aurait aimé y croire... Devait-elle y croire ?
Sa raison répondait non. Outre le barman, elle avait eu jadis un petit faible pour Harvey qu'elle n'avait jamais revu. Qu'elle serait la réaction du jeune homme s'il voyait ainsi démunie ?
Il ferait comme tout le monde. Il aurait pitié cinq minutes et se détournerait. Ou bien il jouerait les bons amis mais n'envisagerait jamais une liaison amoureuse avec elle.
Son cœur par contre avait envie de boire à la source d'espoir mais elle resta silencieuse.

Ils se dirigèrent vers la suite et tandis que Vaughn s'installait sur le canapé elle alla chercher son carnet de croquis mais avant de l'ouvrir, n'en pouvant plus elle déclara:
Propose-moi autre chose... Montre-moi le beau. Je ne suis pas certaine que ce soit possible mais pourquoi ne pas tenter ?
Elle laissa l'homme interpréter ses paroles à sa façon ou les comprendre... Après tout, que savait-elle de ses facultés humaines ?
Elle passa côté cuisine afin de faire chauffer de l'eau pour un thé, apporta le sucre vu que le reste était déjà empilé sur un coin de la table puis s'installa à côté de lui porte-folio en main.
Je ne t'ai pas encore dessiné, déclara t-elle mais je m'apprêtais à le faire.

Elle passa rapidement les deux premières pages où l'on pouvait apercevoir une femme immonde tant elle était devenue obèse, portant les stigmates de l'alcoolique notoire puis un homme quelconque au menton fuyant et aux yeux chafouin pour s'arrêter sur le portrait d'un jeune homme au regard doux.
Voici Eric, mon frère chéri. Il n'avait pas vingt ans quand il est mort. Devant moi.
Elle feuilleta d'autres portraits de personnes inconnues du barman pour stopper rapidement devant le portrait d'un Amérindien à la beauté fière et sage.
C'est celui qui m'a appris les premiers gestes de survie comme la démarche silencieuse et bouger contre le vent pour ne pas attirer à soi les mangeurs d'hommes.

Elle passa ainsi toute une série de visages venant d'une autre ville, ponctuant chacun d'un souvenir, d'une expérience ou d'une anecdote. Ils étaient morts pour la grande majorité. Elle les nommait avec amour ou avec rage selon les liens vécus puis s'arrêta sur un faciès complètement atypique.
A première vue l'homme semblait d'une laideur épouvantable mais si l'on observait ses yeux on pouvait y lire une douceur presque angélique. Le personnage semblait être un colosse même si on ne voyait pas son corps, une force de la nature au visage strié de cicatrices.
Voici Nounours... Dit-elle simplement. C'était mon amoureux. Il est mort. Je ne l'ai su qu'en découvrant sa tombe. Un tas de terre et une croix en bois avec son nom. C'est probablement l'ami Josh, le rouquin que je t'ai montré tout à l'heure qui a fait cette sépulture …

Enfin, elle passa au chapitre « Detroit ».
Elle feuilleta rapidement les personnes inconnues pour le barman et stoppa son geste devant les survivants de l'arène. Il y avait là Isha, Joséphine, Dean et tous les autres.
Au fur et à mesure des découvertes Vaughn pouvait constater une évolution.
Les premiers portraits étaient respectables mais une certaine raideur dans le coup de crayon pouvait se remarquer. Au fur et à mesure des pages, les croquis s'affinaient et la jeune fille n'avait aujourd'hui plus rien à envier à un portraitiste professionnel.
Elle referma le carnet sur un soupir.
Sa vie depuis l'apocalypse avait été tellement remplie en si peu de temps...
Elle versa l'eau chaude dans les tasses, prit trois sucres et touilla bruyamment le breuvage comme à son habitude.

On dirait que mon argument avec Nietzsche avait cloué le bec de la jeune tribun, certainement par le fait qu'elle ne connaissait pas cet auteur philosophique comme elle n'avait pas eu le temps de l'étudier au lycée. Je n’étais pas fan de philosophie mais j'appréciais certains points de la vision qu'avait ce philosophe sur la vie et sur les humains de manière général. Je n'avais pas envie d'en rajouter une couche donc je ne me fis pas prier et je fis redescendre la blonde sur le sable de l'arène.

Après avoir accepté l'invitation de la demoiselle, je ne me fis pas prier et la suivit jusque dans sa loge que nous avions quitté il y a de cela une heure ou deux. Reprenant alors place dans le canapé où Malou était allongé il n'y a pas si longtemps, j'attends patiemment le retour de l'artiste en herbe. Elle revint alors avec un gros calepin et s'installa juste à mes côtés avant de me dire une des phrases des plus ambiguës que je n'ai jamais entendu, d'abord surpris je la regarde un peu dubitatif avant de bafouiller :

- Euh ... Bah ... Qu'est-ce que tu entends par là ? Tu veux remonter à la serre pour observer le paysage ? Tu veux que je pose pour toi ? Je t'avoue que je te suis pas trop sur ce coup Malou.

Je n'ai aucun intérêt à me taper ma cheffe mais si c'est son souhait mon âme de romantique ne pourrait lui refuser ce que beaucoup d'autres hommes lui refuseraient. Pas par pitié, ni par bonté d'âme. S'il s'agissait de son désir je l’exaucerais mais je ne saurais vraiment pas comment m'y prendre, une personne paraplégique ne ressent plus rien en dessous de la zone lésée que ce soit la douleur ou le plaisir. Je ne sais même pas si son corps réagirait à mes stimulations. Beaucoup trop de questions fusaient dans ma tête alors que la tribun était parti de quoi faire deux thés.

Elle me montra alors par la suite tout une suite de portraits très bien réalisé, enfin comparés à mes dessins n'importe qui pourrait se prétendre dessinateur. Mais il fallait bien l'avouer la petite avait du talent et ce depuis ses premiers dessins et la qualité ne faisait que croître au fur et à mesure que le temps passait, passant un très rigide et peu confiant à des traits plus fin et sûrs. Prenant le temps de bien observer et d'écouter la demoiselle, elle finit par me présenter le portrait d'un homme qu'elle présenta comme son amoureux. Un peu surpris, je regarde alors de nouveau Malou afin de m'assurer que ce n'est pas une blague mais l'homme représenté sur le dessin ne semblait pas être un enfant de chœur. Des traits stricts et un cou de taureau laissant deviner un corps qui devait être imposant. Et son surnom ... Nounours, ça ne faisait que confirmer mes hypothèses, ce type devait être une force de la nature de son vivant.

- Je suis désolé d'entendre ça Malou. On a tous perdu des êtres chers mais c'est pour eux qu'on doit continuer de vivre.

Je ne savais pas quoi dire de plus que cette phrase d'utopiste qui me donnait envie de vomir dans le fond, je savais très bien par quel désarroi elle est entrain de passer, j'avais le même qui me rongeait depuis le début de l'apocalypse. Le fait de ne pas savoir si elle est morte ou non, si elle avait survécu ou bien tuer par les bombardements, entraînés par une bande de psychopathes etc ... Les pires scénarios faisant mes pires cauchemars.

Reprenant le fil de ses dessins, voilà que des portraits plus familiers arrivent, Isha, Joey, Dean et d'autres de l'arène. Ses dessins étaient certainement pour elle un moyen de se souvenir de toutes les personnes qu'elle avait croisé depuis le début de ce merdier. Quelque part c'était très romanesque de sa part et surtout très beau. Alors qu'elle amenait l'eau chaud et se servit son thé comme à son habitude, je lui souris tendrement avant de la féliciter :

- En tout cas Malou, tu dessines vraiment très bien. Je suis curieux, tu sais peindre aussi ? Peut être que tu pourrais faire un tableau pour la taverne si on trouve de quoi peindre et une fresque adapté.

Vaughn lui avait fait tout un laïus sur le fait d'éviter de trop regarder les ténèbres et lui avait même proposé son aide afin qu'elle voit du beau en elle mais surtout dans ce monde qu'elle trouvait laid. Il lui avait même dit qu'il n'insisterait pas deux fois quant à la façon de poser les yeux sur telle ou telle chose, sous entendu que la manière la plus optimiste était la meilleure, que dans un monde tout noir il fallait chercher la lumière enfouie.
Mais voilà qu'au moment où elle lui demandait de l'initier y compris de toutes les manières qu'il désirait ou désirables, il se rétractait en répondant :
« Qu'est-ce que tu entends par là ? Je ne te suis pas sur ce coup là... »
Il ne la suivait pas...
La jeune fille acquiesça d'un mouvement de tête et ne répondit rien car il n'y avait rien à dire. Il lui avait dit tout cela pour faire joli avec des mots, priant dieux et diables pour qu'elle n'insiste pas car tout était faux; plus rien n'était beau à présent, tout était moribond à commencer par elle-même et il n'avait rien à lui apprendre.

Il ne lui restait plus que tous ces visages que le barman venait de voir et elle en conclut qu'elle avait croisé le chemin de bien belles personnes; des odieuses ou cruelles aussi mais paradoxalement celles-là avaient été vite oubliées au profit du rêve, de l'idéal qu'elle avait projeté sur ceux qui n'étaient plus.
Elle se dit également que sa vie n'avait pas été si mal et qu'il était injuste qu'elle soit ainsi fauchée à vingt ans.
Elle se mit à sourire de manière quasi imperceptible en se souvenant qu'il y avait encore peu elle haïssait les adultes et ne voulait pas leur ressembler au point qu'elle sautait presque de joie quand l'anorexie la privait de ses menstruations et de toutes formes féminines. Elle était plate comme une enfant et cela lui convenait.
Mais aujourd'hui ? Maintenant qu'il était trop tard pour avoir une vraie vie de femme qu'en pensait-elle ? Devait-elle changer, évoluer ? Pour quoi faire et pour qui ?

Le tendre sourire de Vaughn la fit réagir. Il l'aimait bien mais il ne l'aimait pas comme elle aurait voulu. Elle n'insisterait pas d'autant que Nounours devait la surveiller du haut de son nuage mais elle se dit qu'elle ne perdrait pas espoir. Un jour, quand le barman serait vieux et tout empli de désillusions peut-être viendrait-il vers elle pour la prendre enfin dans ses bras ?
Le sexe ? Elle n'avait pas eu le temps d'y penser réellement; le handicap était trop récent. Serait-elle capable de ressentir un petit quelque chose ? Peut-être, peut-être pas... mais une chose était sûre, le jour où Vaughn lui déclarerait sa flamme, même s'il devait avoir une barbe toute blanche et un corps tout rabougri, elle saurait donner bien plus que recevoir, c'était certain.

Sortant de ses songes elle répondit à sa question:
je n'ai jamais peint de ma vie et je pense que je ne saurai pas faire. J'aime bien le noir et blanc.
Elle étouffa un baillemment, toutes ces émotions l'avaient fatiguée aussi ajouta t-elle:
Je voudrais me reposer à présent, cela ne te dérange pas ?

En fait elle voulait être seule avec sa peine et ses espoirs. Elle prendrait le crayon et la gomme et dessinerait son visage sans oublier aucun détail.

Je ne suis pas un lent d'esprit en général, je comprends assez vite les choses mais quand je ne comprends pas par contre c'est une autre histoire. Si je bloque sur quelque chose c'est extrêmement compliqué de m'aider et de me débloquer. Je pense avoir saisi le fond de la pensée de la petite brune qui cachait bien son jeu derrière son petit visage d'innocence de jeune adulte. Ma réponse ne semble pas lui convenir et tente de dissimuler une sorte de déception ? Je ne sais pas comment qualifier ça tellement elle tente de cacher son jeu, tout ce que je sais c'est qu'elle ne me suit plus et qu'elle est perdue dans ses songes et dans ses dessins. Je me demande à qui elle peut bien penser. Pendant un temps je me tâte à sortir une connerie sortie de nulle part pour voir si j'avais vraiment toute l'attention de la blonde, mais je ne pense pas que ça soit la meilleure manière de faire.

J'essaie alors d'attraper son regard et lui fait un tendre sourire auquel elle ne prend même pas le temps de répondre, même si ce n’est pas dans l'optique de draguer un vent fait toujours mal. Elle finit par me répondre qu'elle n'avait jamais peint de sa vie et c'était bien dommage car j'imaginais déjà une fresque peinte sur le mur de la taverne. Il faudrait attendre qu'un peintre en herbe fasse son apparition pour que le bar ait la fresque que j'avais en tête. Malou semble dépité comme si ma réponse ne lui avait pas plu mais qu'elle contenait ses émotions, je ne la connais que depuis un jour, je ne vais pas faire le mec chiant ou le psychanalyste. Je me contente alors de me lever du canapé et de lui dire avant de partir :

- Tu sais où me trouver. Bonne fin de journée à toi Malou.

Prenant la porte sans demander mon reste, je me dirige alors vers le bar en chantier pour donner un coup de main et aider à tout mettre en œuvre afin qu'il soit prêt à l'ouverture dès que possible.